Fonds : les enjeux de gouvernance au premier plan
Dans un univers des marchés privés en pleine mutation, porté par l’essor de solutions de liquidité innovantes et une dynamique de démocratisation, la gouvernance est appelée à jouer un rôle central.
Alors que les mécanismes financiers tels que les commissions de gestion et le carried interest restent au centre des préoccupations pour aligner les intérêts entre sponsors et investisseurs, l’attention se tourne désormais de manière croissante vers le dispositif de gouvernance stricto sensu et les clauses qui l’accompagnent, considérés comme essentiels pour garantir une protection durable et équilibrée.
Dans un contexte où les sponsors concentrent, par construction, l’essentiel des pouvoirs, l’enjeu consiste à trouver un équilibre délicat : un encadrement trop strict peut nuire à l’agilité et à la réactivité du gestionnaire, tandis qu’un cadre insuffisamment protecteur expose les investisseurs à des risques difficilement maîtrisables. C’est précisément sur cet équilibre que se concentrent les principaux points de friction, avec des conflits d’intérêts entre sponsors et investisseurs pouvant se cristalliser sur des enjeux cruciaux : reporting, méthodes de valorisation, transparence des frais, ou conditions et bien-fondé d’opérations structurantes.
Ces préoccupations ne sont pas nouvelles : réglementation, supervision des régulateurs (conformité et contrôle interne) et standards professionnels constituent déjà des garde-fous. Mais le contexte actuel – incertitudes géopolitiques et économiques, marché des cessions et distributions perturbé, émergence de solutions de liquidité innovantes telles que les fonds de continuation, et montée des enjeux ESG – ravive l’intérêt des investisseurs pour la gouvernance, qui prend une dimension supplémentaire avec le mouvement de « démocratisation » des marchés privés.
Des négociations fragmentées
Le premier pilier de la gouvernance réside dans la définition des pouvoirs confiés à la société de gestion et dans les limites qui leur sont apportées. Cette analyse doit s’inscrire dans le cadre juridique applicable, lequel détermine en grande partie la répartition des compétences entre investisseurs et sponsors. Les accords constitutifs (statuts ou LPA) doivent préciser clairement le champ d’action du gérant : gestion quotidienne du fonds, politique d’investissement, cessions de participations, recours à l’endettement, décisions stratégiques sur les sociétés en portefeuille, et changements affectant la société de gestion et ses équipes (Key Persons).
Mais en pratique, ces questions de gouvernance se négocient dans un cadre bilatéral, confidentiel et cloisonné, limitant la visibilité des investisseurs sur les pratiques de marché et l’émergence d’une dynamique collective. Certains investisseurs obtiennent des avantages spécifiques via des side letters – y compris sur des points de gouvernance comme une représentation renforcée au sein des comités d’investisseurs. Parce qu’elles constituent désormais en pratique un instrument incontournable, ces side letters tendent à devenir le principal point d’attention. Les clauses MFN (Most Favored Nation) offrent un correctif partiel, permettant de bénéficier des conditions obtenues par d’autres investisseurs, mais leur portée reste limitée et ne couvre pas tous les droits, laissant une marge de manœuvre restreinte aux investisseurs de taille plus modeste.
Tant que les négociations resteront largement individualisées, elles pourraient constituer un frein à une amélioration plus homogène des pratiques de gouvernance. La consolidation du secteur, en renforçant le poids relatif des plus grands gestionnaires, pourrait également contribuer à maintenir cet équilibre imparfait.
Les comités consultatifs des investisseurs : rôles et limites
La création d’un ou plusieurs comités consultatifs d’investisseurs (LPAC) est une pratique courante. Ils regroupent généralement les investisseurs les plus significatifs, souvent ceux disposant d’un engagement important ou d’une relation de long terme avec le gérant. Leur composition peut inclure des membres de plein droit, parfois complétés par des observateurs bénéficiant d’un accès à l’information sans droit de vote. Présentés comme une instance d’équilibre vis-à-vis du sponsor, ces comités interviennent dans les situations sensibles où le risque de conflit d’intérêts est le plus marqué : octroi de dérogations à certaines restrictions d’investissement, validation des méthodes de valorisation ou prolongation de la durée du fonds.
Dans la plupart des cas, les décisions prises par ces comités sont consultatives. Toutefois, certaines hypothèses, telles que la modification de la méthode de valorisation des actifs ou la gestion d’un conflit d’intérêts majeur, peuvent requérir leur accord. Dans les faits cependant, leur autorité reste limitée : la SEC a relevé en 2023 un manque d’indépendance et de moyens, tandis que les investisseurs, soucieux de ne pas s’immiscer dans la gestion du fonds et de ne pas engager leur responsabilité, peuvent se montrer réticents à étendre les prérogatives de ces instances. Un paradoxe s’installe : l’organe censé protéger les investisseurs reste structurellement contraint, et ses membres peuvent n’avoir guère intérêt à élargir son champ d’action.
L’ouverture aux particuliers : test de la gouvernance des fonds ?
L’intégration des investisseurs non professionnels aux marchés privés constitue une évolution majeure. À l’inverse des sociétés cotées, où les particuliers bénéficient de protections structurantes – transparence normalisée, représentation des minoritaires, administrateurs et experts indépendants – les fonds privés restent dépourvus de tels mécanismes ou les offrent seulement de manière partielle et moins formalisée. Dans ce contexte, parler de « démocratisation » relève presque de l’oxymore : l’accès se généralise, mais sans contrepartie en termes de droits politiques.
Le succès de cette transition dépendra de la capacité des acteurs à renforcer la transparence, adapter les outils existants et, si nécessaire, introduire de nouveaux mécanismes de gouvernance pour protéger efficacement les investisseurs moins avisés. Les autorités scrutent déjà la fiabilité de l’information diffusée, notamment sur les performances. Mais la question demeure ouverte : un modèle pensé pour des investisseurs avertis, dans un environnement de rendements élevés, pourra-t-il s’adapter à une base d’investisseurs moins expérimentés ? Les ajustements pourraient bien dépasser le cadre informationnel et s’étendre aux organes de gouvernance eux-mêmes.
Jean-Christophe Devouge et Kaïs Boussadia