L'analyse de Cédric Le Berre
Le Japon entre en mutation
Les actions japonaises enregistrent de très bonnes performances depuis cinq ans. Et pour cause : sous l’impulsion des réformes du Premier ministre, Shinzo Abe, le Japon poursuit sa mue économique et bénéficie désormais d’un retour de la croissance et de l’inflation.
Comprendre les dynamiques du Japon s’apparente parfois aux mathématiques. Appréhender ce marché revient-il à déchiffrer une équation différentielle ? Pas seulement. Comme pour beaucoup de champs des mathématiques, le temps alloué est important. Ce qui distingue un bon mathématicien ou un bon entrepreneur, ce ne sont pas seulement les années d’expérience, mais aussi et surtout l’attention qu’il porte à son domaine, à son industrie. Il faut de la passion et du temps. Que ce soit dans l’innovation ou dans les technologies de pointe, sans oublier la robotique, les arts ou encore la gastronomie, le Japon excelle, et permet aujourd’hui à des pans entiers de l’activité humaine de se moderniser. Mais ce constat n’a rien de nouveau et aurait pu servir d’introduction au Japon des années 1990. Le pays est-il différent aujourd’hui ou est-il condamné à la déflation ? A quels changements peuvent s’attendre les porteurs d’actions japonaises ?
Elu en 2012, M. Abe a fait entrer le Japon dans sa dernière mutation. Conservateur au demeurant, le pays a vécu trois grandes vagues de modernisation ces cent cinquante dernières années. Prélude à l’ouverture d’un Japon isolé, la restauration de Meiji en 1868 avait vu l’industrialisation prendre son envol. En 1945, un Japon exsangue laisse derrière lui tous les gains engrangés depuis 1868, mais conserve un savoir-faire et un vouloir-faire collectif qui vont porter le pays aux premiers rangs des puissances industrielles en 1990. Les deux décennies qui suivent voient l’éclatement de la bulle immobilière, mais surtout l’installation d’une déflation structurelle qui durera jusqu’à l’avènement du couple Abe-Kuroda et l’introduction d’une politique monétaire d’une extrême souplesse sur fond de réformes et de relance fiscale. Pour survivre, le Japon se devait de changer structurellement. Il sera au rendez-vous.
Les conséquences de cette relance s’observent dans la durée. Retour de la croissance, tel que mesuré par un PIB positif depuis bientôt cinq ans, et de l’inflation. Nous le constatons dans les anticipations des premiers intéressés : les consommateurs. L’augmentation des salaires fixes et variables vient renforcer ce phénomène. Sans oublier une pénurie de main-d’œuvre dans des secteurs clés comme les services, la santé et la construction. Autant de facteurs qui expliquent le comportement de la Bourse japonaise : + 130 % depuis le 31 décembre 2012 (en yen).
Au-delà d’un changement de dynamique salariale et de prix, le Japon bénéficie aussi de l’accélération coordonnée des grandes économies. Mais tous ces facteurs cycliques seraient-ils uniquement contingents ? Ou s’agit-il d’un changement de perception structurel chez les consommateurs japonais, les investisseurs locaux et internationaux ? Relayés par la presse et les milieux économiques, ces signes prometteurs cacheraient-ils la forêt ? La mutation la plus profonde concerne la gouvernance d’entreprise, l’immigration et la participation des femmes dans la vie active. La nécessité est-elle la plus grande inventrice ? Une participation accrue des femmes, couplée à une ouverture du Japon à la main-d’œuvre étrangère, incarne une réponse culturelle et sociale radicale face à une nécessité démographique. Nécessité aussi pour les fonds de pension, celle d’investir dans les actions domestiques pour améliorer et honorer leurs engagements financiers. Les plus grands fonds de pension privés et publics ont augmenté leur allocation en actions domestiques, et cela n’a pu se faire que sur la promesse d’un changement d’attitude des entreprises envers l’actionnariat minoritaire. Davantage de dividendes et de rachats d’actions, amélioration du retour sur capitaux propres, création d’indices fondés sur ces critères – autant de signes d’une transformation majeure dans le rapport actionnaire-entrepreneur. Dans un pays où les conglomérats et l’opacité justifiaient une décote par rapport aux actions mondiales, ce changement de pratique porte la mutation japonaise jusque dans nos grilles d’allocation.