Marchés émergents : génération 3
Trois générations de sociétés émergentes : après la modernité américaine, préparez-vous à l’hypermodernité chinoise…
À chaque présentation sur les marchés émergents, je montre les mêmes photos : Shanghai, dans les années 1980, puis, pour choquer, Shanghai, dans les années 2000. Chaque fois, l’objectif est atteint et le public s’extasie devant le village de Pudong transformé en forêt de gratte-ciel en moins de quinze ans…
Pourtant, si l’émotion devant la brutalité du contraste capture une des réalités des marchés émergents, elle occulte l’essentiel. Ce n’est pas tant la rapidité de la métamorphose qui importe que sa nature et ce qu’elle nous dit de notre monde : les gratte-ciel de Pudong ne sont pas seulement sortis de terre en une demi-génération, ils se dressent face à notre admiration avec une ligne et une audace esthétique incroyables… Désormais, Shanghai est pour le XXIe siècle ce que Manhattan fut pour le XXe : un symbole de modernité triomphante, un exemple d’excellence du monde postmoderne, et cela non pas aux Etats-Unis ou en Europe, mais dans ce qu’il est encore convenu d’appeler un «marché émergent».
Mon premier contact avec les marchés émergents fut en Europe de l’Est, juste après la chute du Mur, une triste rencontre avec la grisaille d’un monde communiste totalement effondré : les investisseurs du monde entier voulaient miser sur l’ouverture à l’économie de marché de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Russie, alors qu’il n’y avait rien à acheter que des managers véreux opérant dans des ruines industrielles, des technologies obsolètes – en un mot la quintessence de ce que, dans ma typologie des entreprises émergentes, j’appelle les «sociétés de génération 1», ces sociétés nées dans le monde communiste, dans le monde socialiste, dans le monde colonial, ces sociétés irréformables parce que viciées dès leur conception, qui polluent encore plus de 50 % des indices et qui expliquent que les investissements sur les marchés émergents se sont révélés, avouons-le, plutôt décevants.
Mais les marchés émergents ne devaient pas en rester là. Quelques années plus tard, étendant l’expertise d’Europe de l’Est à l’Amérique latine et à l’Asie, je faisais connaissance avec ce que j’appelle aujourd’hui les «sociétés de génération 2» : sur les ruines du tiers-monde communiste, socialiste et colonial, des entrepreneurs émergents talentueux déployaient des business models qu’ils avaient observés aux Etats-Unis et en Europe. C’était le temps où «émergence» rimait avec «convergence», où l’on investissait dans des chaînes de supermarchés qui ouvraient un magasin par jour, des opérateurs de téléphonie mobile qui annonçaient des taux de pénétration à croissance exponentielle, des cimentières qui doublaient leur capacité de production tous les deux ans. Les institutionnels ont été bien rétribués de leurs investissements dans ces sociétés qui, parties de rien dans les années 1990, constituent aujourd’hui près de 40 % des indices et expliquent l’engouement que les investisseurs ont toujours pour les marchés émergents.
Aujourd’hui, les marchés émergents nous présentent, surtout en Asie, ce que j’appelle des «sociétés de génération 3», des entreprises créatives et disruptives, qui n’empruntent plus leurs business models aux sociétés américaines ou européennes, mais qui inventent de nouveaux paradigmes et construisent, loin de nous, notre nouveau monde. Fini, la convergence, voici le dépassement : en effet, quel que soit l’angle par lequel on les aborde, Alibaba a dépassé Amazon et Tencent a dépassé Facebook, de même que le Kenya a dépassé les Etats-Unis dans l’usage du téléphone mobile appliqué aux services bancaires. Les sociétés de génération 3 sont des sociétés hypermodernes, portées par des managements visionnaires, elles ont fait une irruption fracassante dans les indices, où elles figurent déjà à hauteur de 10 %, et dans nos portefeuilles où elles devraient représenter la moitié de nos positions.
Comme les gratte-ciel de Pudong, elles sont porteuses des lumineuses promesses d’un avenir futuriste pour le monde entier. Il y a la même incongruité à les qualifier de «sociétés émergentes» qu’il y aurait à qualifier Shanghai de «métropole du tiers-monde».