L’IA sauvera-t-elle (vraiment) la croissance ?

Publié le 11 février 2025 à 9h45

Tarek Issaoui    Temps de lecture 5 minutes

Les progrès de l’intelligence artificielle font la pluie et le beau temps sur les marchés boursiers, et nourrissent des espoirs quant aux retombées économiques. Les enjeux les plus forts ne sont pas tant liés à l’infrastructure nécessaire, qu’à l’utilisation à venir de l’IA, avec notamment des conséquences sur l’emploi et la productivité. L’impact sur la croissance fait encore l’objet de spéculations, les promesses d’un nouvel âge d’or restant à relativiser.

A priori, le raisonnement est imparable. La croissance potentielle du PIB se nourrit de deux facteurs essentiels : la croissance de la population active, et les gains de productivité. En la matière, l’irruption prochaine des agents d’IA (des systèmes intelligents autonomes en mesure d’effectuer des tâches sans intervention humaine) se traduira par une explosion du nombre de « travailleurs », qui plus est très productifs – rapides et non soumis aux contraintes horaires. Plus d’heures travaillées, et une plus forte production horaire, voilà donc l’équation simplifiée de la création de richesse attendue. Les partisans les plus maximalistes de l’IA nous expliquent ainsi que l’atteinte du stade « général » de l’intelligence artificielle va se traduire par une accélération considérable de la croissance. Nous serions ainsi à l’aube d’un âge d’or économique et boursier.

Sans dénier toute réalité au scénario, le sujet mérite analyse. À commencer par l’argument de la « population active ». Certes, les agents d’IA constitueront une nouvelle force de travail, mais en matière d’emplois, doit-on s’attendre à une coopération humains/machines ou à un jeu à somme nulle ? Va-t-on assister, en parallèle de l’essor de l’IA, à une perte massive d’emplois ? Les exemples de sociétés limitant le recrutement de codeurs informatiques en fournissent un aperçu. De même, pour les opérateurs de centres d’appels, le recours potentiel à des agents d’IA coûtant entre 30 et 40 Dollars par jour devient plus que tentant. Le travailleur humain est ici mis en compétition directe avec des outils autonomes. Bien sûr, l’entreprise aura besoin de superviseurs, de contrôleurs, l’intelligence artificielle n’étant pas exempte d’hallucinations et d’erreurs factuelles. Mais pour 10 agents d’IA « recrutés », combien d’emplois perdus ? Et puis, n’oublions pas un point tout bête, mais loin d’être économiquement neutre : les IA ne consomment pas. Que ce soit pour les biens manufacturés ou les services, les entreprises pourraient certes produire plus efficacement, mais auront toujours besoin de débouchés. Un emploi « remplacé », c’est un client en moins.

Le contre-argument usuel consiste à laisser entrevoir la création parallèle de nouveaux emplois, certains restant même à inventer. Jusqu’à présent, à chaque introduction d’une technologie transformatrice, de la machine à vapeur à l’informatique, les Cassandres ont vu leurs prédictions invalidées, de nouvelles compétences ont vu le jour, des millions d’emplois ont été créés. À voir cependant ce qu’il en sera avec l’IA. L’automatisation de la révolution industrielle a eu un impact sur le travail des « cols bleus », mais cette fois, c’est aux « cols blancs » que le défi se présente. De quoi sera fait le travail des salariés du secteur tertiaire pour qui la partie répétitive des tâches pourra de plus en plus être déléguée à une IA ? L’intégration de l’IA se traduira-t-elle juste par une économie de coûts et une pression sur l’emploi, ou débloquera-t-elle de nouvelles potentialités, de nouveaux métiers jusqu’ici insoupçonnés ?

Ces questions impactent également la deuxième partie de l’équation, les gains de productivité. L’IA permet indéniablement d’accélérer la production de tâches analytiques, un facteur qui reste difficile à mesurer, les études de chercheurs et consultants avançant des gains de temps substantiels, de l’ordre de 25%1. Sans prendre le chiffre au pied de la lettre, on peut raisonnablement estimer que l’intégration de l’IA impactera à la hausse la productivité moyenne. Les estimations sont malgré tout très variables, entre 0.5% et 15%2 cumulés sur la prochaine décennie... Les différences tiennent là encore à ce qui sera fait du temps dégagé par la rapidité de l’IA, ainsi que du champ des métiers impactés. Des métiers de la construction aux soins aux personnes âgées, les exemples de pans entiers de l’économie peu ou pas affectés ne manquent pas. De plus, il est fort possible que le travail réaffecté à des fonctions non automatisables (par exemple, un codeur se reconvertissant dans l’œnologie) ne soit pas synonyme de plus grande productivité.

On le voit, l’intégration de l’IA dans l’économie ne se fera pas sans ambiguïté et effets adverses, l’incertitude majeure tenant non pas à l’existence de gains potentiels, mais à la répartition de ces gains. Et ce tout autant au niveau individuel (avec un possible renforcement des inégalités) qu’à celui des entreprises. Pour les plus agiles d’entre elles, les économies de coûts et/ou les gains d’efficacité seront conséquents, avec, à la clé, des gains de parts de marché. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, rebattre entre acteurs les cartes d’un marché ne signifie pas le faire croître au global. L’IA pourrait bien sauver la croissance… d’une partie seulement.

Les opinions et estimations données constituent notre jugement et sont susceptibles de changer sans préavis. Toute prévision a ses propres limites ; par conséquent aucun engagement n'est pris par Sycomore AM quant à la réalisation de ces prévisions.

1 Source Goldman Sachs , mai 2024, www.goldmansachs.com/insights/articles/AI-is-showing-very-positive-signs-of-boosting-gdp

Tarek Issaoui chef économiste et responsable des processus de gestion ,  Sycomore AM

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