Les stratégies alternatives ne suscitent souvent l’intérêt des investisseurs que dans les périodes de volatilité sur les marchés financiers. Elles offrent pourtant de la diversification et de la décorrélation par rapport aux classes d’actifs traditionnelles, alors que leur place dans les portefeuilles reste marginale.
Les intervenants :
- Eric Lauri, directeur général délégué, et co-directeur de la gestion d’Exane Asset Management
- Rozenn Peres, gérante-analyste sénior chez New Alpha Asset Management
Pourquoi les stratégies de performance absolue sont-elles sous-représentées dans les portefeuilles malgré leur potentiel de diversification ? Est-ce une question de compréhension, de transparence ou de liquidité ? De cadre réglementaire ?
Rozenn Peres - Aux Etats-Unis, l’allocation en stratégies alternatives des fonds de pension américains se situe historiquement entre 7 et 10 %. En Allemagne, elle est de l’ordre de 4 à 5 %. En revanche, en France, l’exposition des portefeuilles aux hedge funds a été réduite à 1 voire 2 % depuis des années. Il y a donc un grand désamour de la France pour la gestion alternative, pour des raisons parfois compréhensibles comme le coût élevé en capital pour les assureurs par exemple. L’investisseur institutionnel français se demande peut-être aujourd’hui s’il ne lui manque pas un bloc de gestion alternative dans son allocation. En effet, dans des périodes compliquées, avec des baisses importantes des marchés actions et une volatilité élevée, les méthodologies de décorrélation pour la construction de portefeuilles peuvent disparaître. Et dans ces cas-là, l’absence de ces stratégies alternatives apparaît comme un manque potentiel. Les investisseurs institutionnels, en France et à l’étranger, avec lesquels nous discutons ont toujours gardé cette exposition et souhaite aujourd’hui en rajouter. Dans le contexte actuel, la volatilité et la dispersion sont vraiment deux facteurs clés de réussite pour cette classe d’actifs.
Eric Lauri - Quand les clients, notamment en France, sont investis dans des produits traditionnels, actions ou obligataires, et qu’il n’y a pas de volatilité, donc pas de risque ou du moins pas de perception du risque, ils ne voient pas l’intérêt de regarder des solutions alternatives, qui peuvent paraître complexes, notamment en raison de la multitude de stratégies que regroupe cet univers. Cela explique aussi une certaine réticence pour ces produits. Ce sont pourtant des outils de diversification très intéressants, à envisager de façon structurelle au sein d’une allocation. Il est dommage de n’y être exposé que lorsque les autres actifs paraissent trop risqués.
En France, l’intérêt pour la gestion alternative se limite-t-il uniquement aux investisseurs institutionnels ?
Rozenn Peres - En France, en effet, ce sont plutôt des investisseurs institutionnels qui vont privilégier les fonds de droit européen plutôt que ceux domiciliés aux Caïmans, et quelques family offices. Ce qui est intéressant pour les investisseurs avec la gestion alternative et les hedge funds, c’est cet univers des possibles à la fois en termes de volatilité, d’objectifs de rendement, de décorrélation, qui permet vraiment d’avoir du choix et de ne privilégier que des stratégies que le client comprend.
Eric Lauri - Ce sont principalement les institutionnels et les banques privées qui s’intéressent à ce type de fonds. Certains investisseurs comme les assureurs ont des sujets de coût en capital qui peuvent être pénalisants, ce qui ne nous semble pas justifié compte tenu des risques réels de la stratégie. Les grandes banques ayant des réseaux de distribution et des gestions privées utilisent également nos fonds comme une brique de diversification au sein des allocations construites pour leurs clients.
«Dans le contexte actuel, la volatilité et la dispersion sont vraiment deux facteurs clés de réussite pour cette classe d’actifs.»
Des déceptions en termes de performance peuvent-elles expliquer la réticence des investisseurs à l’égard des produits alternatifs ? D’ailleurs, comment juge-t-on la performance de ces stratégies et leur efficacité dans une allocation d’actifs ?
Rozenn Peres - Le timing n’a pas été très heureux pour un certain nombre d’investisseurs institutionnels qui ont eu des performances assez décevantes. Beaucoup de fonds avaient des volatilités assez faibles et même si les ratios de Sharpe étaient intéressants, le rendement effectif était peu attractif au regard du coût en capital. Un certain nombre de fonds avaient des volatilités un peu trop faibles pour pouvoir être intéressants pour les investisseurs institutionnels. D’où la déception !
Eric Lauri - Dans le cas d’une stratégie long/short actions market neutre, la performance correspond au différentiel entre le portefeuille acheté et le portefeuille vendu. Comme on élimine la composante exposition au marché actions, ces fonds ne sont généralement pas très volatils. Il faut donc regarder le couple rendement/risque du produit. Au sein d’Exane AM, nos stratégies market neutre visent un ratio de Sharpe de 1 sur le long terme. Pour évaluer une stratégie alternative, il est surtout important de vérifier que sa performance est bien reliée à l’expertise de l’équipe qui gère le véhicule. Si le gérant d’une stratégie long/short, même sans exposition nette, concentre l’essentiel de son portefeuille long sur un thème porteur pendant quelques années mais qui cesse ensuite de fonctionner, le fonds ne bénéficiera plus du spread de performance positif qui était soutenu par ce biais. Au-delà des différents ratios à prendre en compte, il faut donc bien comprendre les raisons pour lesquelles un fonds performe et s’assurer que cette performance n’est pas le fruit d’un autre facteur. Parce qu’il y a le mot short dans la stratégie, certains clients ont la sensation d’acheter un produit qui les protège de la baisse du marché. Or, ils s’aperçoivent que quand les marchés baissent, certains fonds long/short peuvent subir une baisse de même ampleur, comme si la couverture n’existait pas. On s’aperçoit alors qu’il y a des biais importants qui empêchent le fonds de se comporter comme attendu.
Considérez-vous l’environnement actuel comme propice pour délivrer la promesse de ce type de fonds ?
Eric Lauri - La volatilité est généralement favorable à la gestion long/short. Ensuite, tout dépend de l’approche. Si un gérant a une approche très macro ou thématique, il va être favorisé dans des environnements spécifiques. Au sein d’Exane Asset Management, nous nous concentrons sur l’analyse financière des dossiers. Pour chaque secteur, le gérant/analyste qui y est dédié essaie d’identifier les sociétés gagnantes et les perdantes. Contrairement aux années 2018-2022 durant lesquelles nous avons été pénalisés par un environnement souvent dominé par les flux, le contexte actuel nous permet de générer de l’alpha, avec un bémol toutefois lié au manque de visibilité sur les tarifs douaniers.
Rozenn Peres - Au-delà de l’environnement de marché, le plus important est de comprendre ce qu’attend le client final de sa gestion alternative. C’est ce qui va nous permettre de savoir ce que nous allons mettre dans son portefeuille. Certains investisseurs voient la gestion alternative uniquement comme une poche de diversification. Dans ce cas, nous allons favoriser soit des stratégies d’arbitrage qui, historiquement et par construction, ont un biais au marché extrêmement faible et sont market neutre. Dans cette catégorie-là aussi, on va mettre tous les fonds equity market neutral. Nous analysons toujours un fonds par rapport à des bêta et des alpha, et notre objectif est d’identifier tous les facteurs auxquels il est exposé de façon constructive, structurelle, mais aussi de court terme, pour avoir une idée de quelles ont été les expositions du gérant. Pour nous, l’alpha n’est pas une problématique en soi si le client est d’accord avec ça, mais il faut, à chaque fois, que l’on ait de l’alpha en plus du bêta. L’univers des fonds, notamment long/short actions, est extrêmement vaste : avec ou sans exposition nette, avec une approche thématique, quantitative ou quantamentale… Il faut bien comprendre comment chaque gérant va se comporter dans différents contextes de marché. Notre univers de travail est tellement vaste qu’on arrive à faire beaucoup de diversification, même au sein d’une stratégie long/short actions, avec à la fois des niveaux d’exposition différents et des styles quantitatifs, thématiques, etc.
Aujourd’hui, pour un certain nombre de ces fonds, des événements externes comme les risques géopolitiques sont assez difficiles à intégrer et ils peuvent accuser un certain retard de performance. Mais les fondamentaux reviennent toujours à un moment ou à un autre. La plupart de ces fonds se sont sophistiqués ces dernières années et ont mis en place de vrais outils, notamment pour identifier tous les biais en portefeuille, et on peut voir qu’ils sont beaucoup plus réactifs. Et notamment sur les mois de mars et avril, de nombreux fonds ont particulièrement réduit leur exposition, en raison du risque géopolitique, et repositionné leur portefeuille.
Un investisseur doit donc se diversifier en termes de stratégies, mais aussi, au sein d’une stratégie, combiner plusieurs fonds. Ce n’est pas simple…
Rozenn Peres - C’est pour ça qu’il faut souvent faire appel à des spécialistes parce que, en effet, il y a à boire et à manger dans cette industrie ! Il y a de très bons gérants et d’autres dont les fonds affichent une bonne performance mais, quand on creuse un petit peu, il en ressort que la partie alpha est faible ou n’a pas été persistante. Il faut récupérer des données et faire de l’analyse quantitative pour aller plus en profondeur sur l’historique de performance.
«Par leur capacité à générer un rendement décorrélé des marchés, les stratégies long/short actions market neutre constituent de précieux outils de diversification et d’optimisation pour les allocations de nos clients.»
Que recherchent les investisseurs au travers de ces stratégies, notamment du long/short, dans une allocation d’actifs : réduire la volatilité de la poche actions, se prémunir contre certains risques… ?
Rozenn Peres - Ça dépend. Dans certains cas, le portefeuille long/short est associé au portefeuille long only, les investisseurs mélangent ainsi des fonds avec des biais un peu élevés, des expositions nettes au marché de 50 ou 60 %. L’idée est vraiment de rajouter d’autres fonds dans leur poche long only. Pour d’autres, le portefeuille long/short a comme intérêt de diminuer le bêta du marché, et donc la volatilité globale du portefeuille. Les stratégies d’arbitrage, ou global macro, vont aussi offrir un peu plus de décorrélation. Historiquement, la gestion alternative et notamment les long/short actions gagnent plus d’argent quand les marchés sont en hausse.
Eric Lauri - Les stratégies de performance absolue sont associées à un objectif de performance positive et régulière, mais il ne faut pas faire de confusion entre gagner de l’argent tout le temps et gagner de l’argent de façon indépendante à la direction des marchés. Peu de gérants arrivent à surperformer dans toutes les configurations de marché. En revanche, par leur capacité à générer un rendement décorrélé des marchés, de source idiosyncrasique – c’est-à-dire lié au risque spécifique des entreprises –, les stratégies long/short actions market neutre constituent de précieux outils de diversification et d’optimisation pour les allocations de nos clients. Selon leur profil de risque, elles peuvent se positionner comme des compléments ou des alternatives efficaces aux offres traditionnelles, obligataire, crédit et même actions.
Rozenn Peres - La gestion alternative n’a pas vocation à offrir un rendement permanent, mais elle permet d’identifier des sources d’inefficience pour pouvoir en profiter. L’idée est de faire de la performance absolue, c’est-à-dire une performance qui n’est pas corrélée au marché de façon globale. Bien entendu, on va avoir des périodes de sous-performance ou de surperformance. Il faut apprécier ces fonds sur un horizon de trois à cinq ans.
L’ESG a-t-il du sens quand on parle de gestion alternative ? Est-ce que cela a un coût en termes de performance ?
Rozenn Peres - Le critère de la gouvernance a toujours été pris en compte. En effet, chaque analyste fondamental va regarder comment sont la gouvernance, la composition du board et les rémunérations. Les parties E et S sont intégrées par la plupart des gérants européens. La majorité de ceux avec lesquels on travaille ont des listes d’exclusion qui portent sur des titres. La difficulté est que l’ESG varie d’un client à l’autre. Nous avons des clients américains pour lesquels la diversité est le point le plus important. La partie ESG n’est pas forcément mise en avant dans leurs choix d’investissement. C’est aussi différent entre un investisseur français et un investisseur nordique. En ce qui concerne la partie short, il n’y a pas vraiment de standard de marché. Chaque société de gestion a sa propre vision et va intégrer sa liste d’exclusion sur la partie longue et/ou sur la partie short. Certaines stratégies ont, par ailleurs, des horizons d’investissement de quelques jours, notamment, les stratégies quantitatives. Doit-on intégrer l’ESG de la même façon si on investit à trois jours ou à cinq ans ? Il peut y avoir aussi un débat sur l’utilisation des dérivés. Sur de nombreux points, il n’y a pas de normes de marché. Et enfin, pour certaines stratégies, l’ESG ne peut pas fonctionner : c’est le cas par exemple des global macro qui s’exposent aux devises ou aux matières premières.
Eric Lauri - Chez Exane Asset Management, nous gérons des stratégies long-only et long/short avec une approche fondamentale. Même si notre analyse extra-financière s’applique à toutes les positions suivies, à l’achat et en couverture, nos engagements ESG (objectif d’amélioration de la note de risque par rapport à l’univers d’investissement, exclusions, taux d’investissements durables) ne concernent que la partie longue, puisqu’il n’y a effectivement pas de standard de marché sur la partie short. On peut se mettre short d’une valeur ayant une mauvaise note ESG pour cette raison, mais on s’autorise aussi à détenir en couverture des valeurs très bien notées sur le plan extra-financier. L’ESG a un point positif : l’engagement, qui nous amène à échanger avec les sociétés, à les interroger sur ces sujets et à les accompagner vers de meilleures pratiques. En retour, cela nous permet d’avoir une meilleure compréhension de la culture d’entreprise globale en la regardant sous un angle différent des résultats et des perspectives financières.
Le blog de Wouter Van Overfelt et Christian Hantel
Le blog de Philippe Garrel
Le blog de Johann Plé