Table ronde

Crédit : entre prudence et opportunités

Publié le 28 juin 2022 à 14h48

Catherine Rekik    Temps de lecture 14 minutes

L’inflation et la récession économique qui se confirme rendent l’environnement de plus en plus complexe pour les investisseurs. Dans ce contexte, avec en toile de fond la normalisation des politiques monétaires et le conflit ukrainien, Funds s’interroge sur les opportunités à exploiter sur le marché du crédit.
• Quels sont les principaux risques identifiés : remontée des taux, taux de défaut en hausse, risques de refinancement … ?
• Faut-il privilégier le high yield ? Arbitrer certains marchés ?
• Comment gérer une exposition au high yield dans le contexte actuel ?
• Quel est l’intérêt de s’exposer via des fonds à échéance ?

Les intervenants :

  • Alain Krief, responsable de la gestion obligataire, Edmond de Rothschild Asset Management
  • Thomas Peyre, portfolio manager, IVO Capital Partners

L’inflation a obligé les banques centrales à agir plus rapidement et de façon plus agressive que prévu. Quelles ont été les conséquences pour les classes d’actifs obligataires ? Comment se sont comportés le crédit investment grade et le high yield ?

Alain Krief  : L’inflation est aujourd’hui le cœur du sujet, avec comme conséquence la remontée des taux par les banques centrales pour lutter contre. En fin d’année dernière, considérant que cette inflation n’était plus transitoire, la Fed a décidé d’agir clairement, suivie par d’autres banques centrales. La BCE a enfin pris la mesure aussi et annoncé une politique monétaire plus restrictive. Elle envisage désormais de remonter les taux pour lutter contre l’inflation dans la zone euro, mais aussi pour réduire la demande. 

La pandémie a réveillé cette inflation en mettant à l’arrêt l’activité de façon brutale, puis en la relançant d’un coup. Cette inflation a été accentuée par le conflit en Ukraine et la politique zéro Covid de la Chine, qui ont provoqué de nouvelles pénuries et accru les pressions sur les matières premières énergétiques et agricoles. Conséquence : une remontée des taux spectaculaire et rapide décidée par la Fed et, aujourd’hui, par la BCE ! Ce qui a provoqué, au sein des marchés, des changements de paradigme et des questionnements sur la suite. Depuis le début de l’année, les performances sont négatives aussi bien pour les actions que pour les obligations, quelle que soit la qualité du crédit, investment grade ou high yield. Les anticipations fortes de remontée des taux sont déjà prises en compte par les marchés. Mais les valorisations actuelles intègrent-elles tous les risques ? C’est en fonction de notre scénario sur la suite que nous allons sélectionner certaines classes d’actifs au sein de l’obligataire qui nous paraissent intéressantes.

Thomas Peyre : Il y a eu en effet un changement majeur dans les attentes d’inflation. En janvier, on s’attendait à terminer l’année 2022 autour de 2 % d’inflation aux États-Unis et en Europe. Les attentes se situent désormais entre 6,5 et 7 % dans les deux zones. Cette inflation est en partie la conséquence de la réouverture des économies, des plans de relance et, donc, de la forte demande sur les produits et les services dans toutes les économies, ce qui est dans l’ensemble plutôt positif pour les fondamentaux des entreprises. Du côté des pays émergents, il n’y a pas vraiment de crise inflationniste en dehors des cas exceptionnels que sont l’Argentine et la Turquie. Les émergents ont l’habitude de naviguer avec une inflation plus élevée que dans les pays développés, et leurs politiques monétaires sont orthodoxes dans l’ensemble, comme le montrent les montées nécessaires des taux directeurs au Brésil, au Mexique ou bien en Colombie. Si les phases de remontée des taux sont d’habitude un risque pour le prix des commodités, ce n’est pas le cas aujourd’hui : avec le conflit russo-ukrainien, les prix des matières premières ont beaucoup augmenté. 

Face à l’explosion des prix des matières premières, il y a des gagnants, les pays exportateurs, et des perdants, les importateurs. Les pays exportateurs sont plutôt en Amérique latine – Chili, Pérou et Brésil –, tandis que les pays asiatiques – Chine, Hong Kong, Singapour, Taïwan, Philippines et Inde – dépendent des importations. Il est donc intéressant d’orienter une grande partie de son portefeuille dans des obligations d’entreprises, dont les revenus bénéficient directement des prix élevés des commodités afin de tirer profit de la situation inflationniste actuelle. 

Par ailleurs, un des effets négatifs de la remontée des taux concerne l’impact sur le coût de financement et donc le risque de refinancement des émetteurs. Nous considérons que les émetteurs qui vont être les plus impactés sont ceux qui ont les fondamentaux les plus fragiles, ceux qui sont le plus endettés. Il est intéressant de voir qu’il y a de grandes différences structurelles entre les marchés : dans les pays émergents, les émetteurs d’entreprises HY sont moins endettés qu’aux États-Unis ou en Europe, ils devraient donc moins pâtir de la remontée des taux.

«Il n’y a pas de meilleur moment pour investir dans le high yield que lorsque le marché anticipe une récession ou qu’il est en stress. Les points d’entrée rémunèrent bien le risque, notamment sur le segment des obligations notées BB.»

Alain Krief Responsable de la gestion obligataire ,  Edmond de Rothschild Asset Management

La perspective d’une récession économique et la hausse des taux de défaut sont-elles inquiétantes ?

Alain Krief : L’investment grade et le high yield évoluent de la même manière ces derniers mois : à la baisse, mais pour des raisons différentes. La forte remontée des taux a un impact négatif sur les obligations d’État, donc très directement sur l’investment grade. La remontée des taux a ainsi impacté en premier les actifs les moins risqués. Les chiffres d’inflation perdurant, pour freiner la demande, les banques centrales sont obligées d’agir plus vite et plus fort, ce qui a renforcé les interrogations sur la croissance et donc impacté les actifs plus risqués. Va-t-on pouvoir éviter la récession ? Il était clair que la remontée des taux aurait un impact négatif sur la croissance, mais l’amplitude est tellement forte qu’une récession se profile. De quelle nature sera-t-elle ? Comment allons-nous y faire face ? La situation suscite d’autres questions pour les marchés de l’investment grade et du high yield en particulier : comment vont évoluer les taux de défaut et quid des taux de refinancement ? Cette récession à venir est très différente de celles que nous avons connues par le passé. Les banques sont en très bonne santé, le risque de crise systémique est donc très faible. La récession sera peut-être seulement technique, sur un laps de temps court de 1 ou 2 trimestres, mais nécessaire pour freiner l’inflation et atteindre l’objectif cible d’inflation de 2 % des banques centrales. Soit on anticipe une récession forte qui n’est pas encore intégrée par les marchés, soit on pense qu’elle sera plutôt technique et qu’on est donc allé trop loin dans le prix du high yield aujourd’hui et des primes de risque de crédit. Nous n’attendons pas une explosion du nombre de défauts comme en 2008. Il faut certes s’attendre à une hausse du taux de défaut, mais il va surtout concerner des sociétés notées CCC, très endettées, avec des besoins de refinancement importants. Or, le refinancement va désormais coûter plus cher pour ces sociétés. De même pour les sociétés, dans le secteur technologique notamment, qui avaient prévu d’avoir un free cash-flow négatif pendant un certain temps. La valorisation actuelle du marché du high yield anticipe un taux de défaut de 9 % alors qu’il est d’à peine 2 %.

Pourquoi une telle anticipation de la hausse des défauts…

Alain Krief : Cette estimation du taux de défaut vient du niveau des spreads. Il va au-delà de ce qui peut être réalisé. Selon nos estimations, ce taux peut passer de 2 % à 4 %, voire 5 %, mais pas plus haut. Il va être assez ciblé sur un certain type d’émetteurs, donc il va falloir être sélectif en matière de secteurs d’activité et d’émetteurs en fonction de leurs fondamentaux. En anticipant un tel taux de défaut, le marché livre une prime de risque de crédit stressé. Si on se réfère au passé, il n’y a pas de meilleur moment pour investir dans le high yield que lorsque le marché anticipe une récession ou qu’il est en stress. Les points d’entrée rémunèrent bien le risque, notamment sur le segment des obligations notées BB.

Thomas Peyre : Le risque de défaut n’est pas aussi visible dans les marchés émergents en 2022. JPMorgan anticipe 5 % de défauts sur l’indice high yield des entreprises émergentes en devises dures, mais seulement 2,2 % en excluant les cas particuliers de l’Ukraine, de la Russie et de la Chine pour des raisons structurelles d’endettement des entreprises dans l’immobilier, ce qui montre que le marché n’anticipe pas d’impact de la remontée des taux sur les taux de défaut. Pour en comprendre la raison, il est intéressant de regarder les émissions primaires : 2021 a été une année record, avec 537 milliards de dollars de capitaux levés par les entreprises émergentes, ce qui explique pourquoi nous n’observons pas ce risque de refinancement cette année. De plus, il existe une dichotomie entre l’environnement macroéconomique stressant et la situation confortable des émetteurs qui se sont désendettés, comme le montrent leurs leviers d’endettements au plus bas depuis 2012. Ils génèrent du free cash-flow et profitent de la hausse des prix des matières premières. Ce ne sont pas les producteurs de pétrole, de gaz, de matières agricoles et d’huiles qui vont faire défaut ! Ils devraient, au contraire, faire des bénéfices records en 2022. D’autres secteurs ont leur dynamique propre et ne sont pas impactés par le ralentissement de la croissance américaine – les aéroports par exemple sont surtout dépendants de la réouverture des pays émergents qui a déjà eu lieu. Parmi les entreprises émergentes les plus affectées, on retrouve surtout celles qui n’ont pas de revenus en dollars et qui ont pourtant un passif exposé au dollar. Dans un contexte de crise avec des gagnants et des perdants, la période est propice pour un gérant actif, notamment sur les marchés obligataires où il n’est pas rare de constater une augmentation des spreads d’une entreprise alors même que celle-ci bénéficie de la situation.

Alain Krief : Il y a une disparité importante au sein des émetteurs émergents, ce qui rend cet univers complexe, mais offre des opportunités. C’est la raison pour laquelle, dans le fonds à échéance que nous lançons, nous avons également une exposition au high yield émergent, plus particulièrement aux producteurs de matières premières en Amérique latine. Cependant, il y a un élément à prendre en compte : le dollar, dont l’évolution peut impacter les pays émergents et les actifs risqués de façon générale, le high yield et la dette émergente étant les actifs les plus risqués au sein des marchés obligataires. Avec des primes de risque importantes, ils offrent aujourd’hui des valorisations attractives, certains pays ou secteurs étant plus intéressants que d’autres. Mais en cas de récession importante, avec cette remontée forte des taux, notamment en dollars, les pays émergents ne seront pas épargnés et si, in fine, il y a aussi une récession forte aux États-Unis, l’Europe ne le sera pas non plus. Les effets seront importants sur les flux comme nous l’avons déjà constaté sur le premier semestre, avec des rachats sur le high yield et la dette émergente. Le marché ayant intégré une grande partie des risques, tout va vraiment dépendre de l’ampleur de la récession économique. Dans les pays développés, le marché primaire est aujourd’hui fermé à cause de la volatilité. Il faut attendre que le marché des taux se stabilise. Ce n’est pas tant le niveau des taux qui inquiète que la rapidité à laquelle les taux sont arrivés à ce niveau.

«Avec des taux et des spreads historiquement élevés, investir dans un fonds à échéance permet de cristalliser le rendement jusqu’à maturité. »

Thomas Peyre Portfolio manager ,  IVO Capital Partners

Vous évoquez des points d’entrée intéressants sur le marché du high yield. Est-ce que cela se matérialise dans les flux ?

Alain Krief : Dans l’obligataire, le changement de paradigme a été tellement rapide qu’il ne se matérialise pas encore dans les flux. Mais dans nos discussions avec les clients, nous percevons de nouveau leur intérêt pour les classes d’actifs obligataires et, en particulier, pour le high yield. La perspective d’avoir un rendement autour de 6,5 % sur le segment BB à horizon 2028 est plutôt séduisante. Des hausses de taux sont encore attendues durant l’été. Une fois annoncées, nous devrions voir des changements dans les flux, surtout si nous avons alors plus de visibilité sur la récession et sur le niveau de taux que les banques centrales veulent atteindre pour montrer leur efficience contre l’inflation. L’essentiel de la hausse des taux est sans doute derrière nous et les primes de risque crédit sont plus larges que si nous étions en récession technique.

Thomas Peyre : De façon générale, la tendance en matière de flux sur les marchés émergents est assez négative en 2022, contrairement à 2021. De notre côté, nous n’avons pas eu de sorties importantes de nos fonds malgré la guerre entre l’Ukraine et la Russie, qui impacte directement notre classe d’actif. Au contraire, notre collecte nette est légèrement positive. Nous pensons que la situation actuelle propose de bons points d’entrées aujourd’hui dans le high yield émergent. Nous n’avons pas de boule de cristal, mais nous constatons que les taux américains 3 et 10 ans ont déjà respectivement doublé et triplé depuis le début de l’année. Or, dans la classe d’actifs d’entreprises émergentes en devises dures, les obligations sont à 90 % liées au dollar et, donc, leur prix a déjà corrigé pour refléter les mouvements des taux américains. Nous préférons le high yield à l’investment grade, car le premier offre un coupon élevé pour un taux de défaut attendu qui reste bas. Dans ce contexte, la performance apportée par le coupon est en réalité immuable aux prix mark to market, aux taux, à la géopolitique ou à l’inflation. Dans notre fonds IVO Fixed Income, le coupon sur prix en dollars est aujourd’hui d’environ 9,5 %, soit 7 % à 7,5 % en euro après le coût de la couverture.

Quels sont les atouts d’un fonds à échéance pour s’exposer à la classe d’actifs high yield ?

Thomas Peyre : Comme évoqué précédemment, les taux américains sont bien supérieurs à ce qu’ils étaient en début d’année et les spreads sont assez écartés, autour de 630 points de base sur les obligations d’entreprises émergentes, alors même que les fondamentaux de ces entreprises sont les plus sains depuis 2012. Avec des taux et des spreads historiquement élevés, investir dans un fonds à échéance permet de cristalliser le rendement jusqu’à maturité. C’est la raison pour laquelle nous lancerons au troisième trimestre un fonds à maturité 2028.

Alain Krief : Les fonds à échéance sont des fonds d’opportunité. Les premiers sont nés en 2008 pour profiter de la forte baisse du marché pour faire une bonne sélection avec une visibilité sur l’échéance. Dans le fonds que nous lançons, nous prenons un risque sur du crédit, du high yield noté BB avec 20 % d’exposition à la dette émergente principalement en Amérique latine. Le fonds embarque donc un certain risque, mais avec un rendement affiché et mécanique. La gestion active du fonds permet de délivrer une performance de 6,5 % annualisée jusqu’à maturité 2028, brut de frais de gestion. Nous n’investirons jamais au-delà de cette échéance. Cela nous permet d’avoir un fonds qui a le profil d’une seule obligation avec un coupon de 6,5 %, ce qui est très simple à expliquer à nos clients. Avec ce type de fonds, le risque va diminuer avec le temps. En s’affranchissant du calendrier, le fonds n’est pas impacté à terme par la volatilité qu’il peut y avoir sur les taux. Il est impacté uniquement par le risque crédit, c’est-à-dire le risque de voir les sociétés dans lesquelles il est investi faire défaut. Raison pour laquelle nous remontons significativement la qualité de crédit dans ce fonds pour sélectionner des sociétés qui ne feront pas défaut pendant cette période selon nous et profiter de ce rendement très attractif dû à la fois à la remontée des taux et des spreads.

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