Alors que les marchés craignaient que les élections américaines ouvrent une nouvelle période d’instabilité, la victoire de Donald Trump est sans appel. Et n’est pas sans conséquence sur les marchés financiers et l’allocation d’actifs en 2025. Comment évaluer son impact sur la croissance économique et l’inflation ? De quelle marge de manœuvre va disposer la Fed ?
En Europe, où la situation reste très incertaine, peut-on envisager un rattrapage des marchés actions ? Quid des marchés émergents ? Quelles sont les classes d’actifs à privilégier dans les prochains mois ? Faut-il craindre plus de volatilité sur les marchés en 2025 ? Comment protéger les portefeuilles ?
- La très nette victoire de Trump à l’élection présidentielle, saluée par les marchés américains, a-t-elle modifié les scénarios que vous aviez commencé à établir pour 2025 ?
- La résilience de cette économie américaine en 2024 ne vous a pas surpris ?
- Quel va être le rôle de la Fed alors qu’un programme inflationniste devrait se mettre en place ?
- Le fossé va-t-il continuer à se creuser entre les Etats-Unis et l’Europe ? Que peut-on attendre sur les marchés européens en 2025 ?
- Les marchés émergents, qui restent globalement sous-investis, bénéficieront-ils de flux plus importants en 2025 ?
- Peut-on parler d’excès de valorisation sur le marché indien ?
- Comment construire une allocation d’actifs pour les prochains mois ? Faut-il s’attendre à plus de volatilité ? Comment protéger les portefeuilles ?
Les intervenants :
- Anthony Lapeyre, directeur de la gestion diversifiée, Amplegest
- Michaël Nizard, directeur des gestions multi-asset & overlay, Edmond de Rothschild AM
- Jean-Louis Delhay, CIO Crédit Mutuel AM, directeur gestion diversifiée, épargne salariale et opportunités
- Julien-Pierre Nouen, directeur de la gestion diversifiée, Lazard Frères Gestion
La très nette victoire de Trump à l’élection présidentielle, saluée par les marchés américains, a-t-elle modifié les scénarios que vous aviez commencé à établir pour 2025 ?
Michaël Nizard - Plusieurs points méritent l’attention, certains s’inscrivant dans la continuité et d’autres étant plus disruptifs. Trump va hériter d’une conjoncture économique qui démontre l’existence d’un exceptionnalisme américain. En août, des questions se sont posées sur une éventuelle récession, mais le fait est que l’économie américaine reste exceptionnellement dynamique. Ce régime devrait se poursuivre durant encore un ou deux trimestres. Cet exceptionnalisme repose aussi bien sur l’investissement que la consommation, dont la contribution à la croissance avoisine les 70 %. Cette vigueur de la consommation ne s’est pour l’instant pas démentie. Cet exceptionnalisme se voit aussi dans l’attractivité des Etats-Unis et leur rayonnement dans le monde, avec une supériorité technologique importante et des investissements élevés dans l’intelligence artificielle. Tout ceci, en particulier la productivité, explique aussi la divergence des performances entre les Etats-Unis et le reste du monde.
Cependant, même si Trump hérite de cette situation favorable, certains bémols subsistent. Le premier concerne les disparités significatives au sein de l’économie américaine entre l’industrie et les services, que l’on retrouve dans les PMI ainsi qu’entre les grandes et les petites capitalisations boursières. La croissance n’est pas inclusive, car une grande partie de la cote américaine – et donc de l’économie réelle – n’a pas réussi à tirer son épingle du jeu par rapport aux grandes capitalisations du marché américain.
La nouvelle administration de Trump va-t-elle bénéficier du même environnement que celui qui a caractérisé son premier mandat ? La réponse est non ! En 2016, l’économie américaine était à l’aube d’un nouveau cycle alors qu’en 2024, nous sommes sur un régime économique qui commence à dater un peu. La question du soft landing ou d’un ralentissement peut-être plus marqué, plus tard dans l’année, continue de se poser, car nous n’avons pas encore vu les effets retardés des hausses des taux. Sur le plan géopolitique, la situation n’est pas non plus la même qu’en 2016.
Si toutes les mesures annoncées sont mises en place, notamment celles concernant les tarifs douaniers, l’impact sur la croissance pourrait être négatif, ce qui n’est pas intégré par le marché pour l’instant. C’est même l’inverse d’ailleurs ! Le marché valorise aujourd’hui une politique reflationniste qui bénéficierait aux actions. Mais quand on observe la courbe des swaps inflation, on constate que le marché ne se méprend pas sur les effets en deux temps de la politique que veut mettre en place Trump. La courbe d’inflation montre une tension sur la partie deux ans et une baisse ensuite sur la partie dix ans sur les anticipations d’inflation. Ce qui veut bien dire qu’à terme, les effets positifs de cette politique pourraient s’avérer un peu plus coûteux pour la croissance américaine, de l’ordre de 0,3 à 0,6 %.
Anthony Lapeyre - Avant l’élection, nos portefeuilles étaient exposés de façon équilibrée, afin d’être robustes, quelle que soit l’issue de l’élection américaine. Nous avions des expositions aux marchés émergents ainsi qu’au marché américain. L’élection de Donald Trump renforce à nos yeux la polarisation de l’économie mondiale et la tendance de ce que l’on nomme l’exceptionnalisme américain. Dans ce cadre, l’économie américaine devrait continuer à surprendre positivement en 2025. Dans notre scénario, aucun ralentissement n’est perceptible. Sur le marché de l’emploi, il y a certes moins de créations, mais il n’y a pas non plus de licenciements. Semaine après semaine, les inscriptions hebdomadaires au chômage restent très faibles et sont compatibles avec une croissance du PIB autour des 3 %, voire plus.
Le programme de la future administration Trump renforce aussi l’attractivité américaine en termes d’investissement, dans la continuité de l’Inflation Reduction Act (IRA) déjà en place depuis 2022. L’économie américaine bénéficie d’importants investissements privés. Bien sûr, on peut parler du déficit budgétaire, mais ce dernier existe aussi dans d’autres pays, comme la France, sans pour autant avoir les mêmes résultats en termes de croissance du PIB.
L’exceptionnalisme américain vient, en fait, de la capacité des Etats-Unis à générer de l’investissement privé dans la durée. C’est bien là qu’est la source de cette exception ! Or Trump, via la hausse des droits de douane, va mécaniquement favoriser les investissements directs étrangers sur son sol. En d’autres termes, l’administration Trump va tout simplement ponctionner les PIB européen et asiatique au profit du PIB américain et ainsi favoriser une dynamique de consommation pérenne aux Etats-Unis. Cela ne signifie pas, en revanche, que les bénéfices des sociétés européennes ou asiatiques seront amputés, puisque nous avons en Europe des leaders exposés aux marchés internationaux. Notre problématique est en revanche centrée sur les principaux piliers de la croissance domestique, à savoir l’emploi et la consommation. Sur ces points, le cas de l’Allemagne est particulièrement révélateur : son PIB n’a pas progressé depuis 2019 !
En résumé, nous considérons que Donald Trump va adopter une approche pragmatique et multilatérale sur le sujet des tarifs. Une position trop caricaturale de hausse généralisée des droits de douane serait ouvertement contraire à ses promesses de campagne de limitation de l’inflation et de protection des classes moyennes et des travailleurs américains. Le pire n’est donc pas certain pour l’Europe et les émergents. Par ailleurs, à moyen terme, le scénario d’une inflation persistante aux Etats-Unis nous semble crédible et finira immanquablement par avoir un impact sur la croissance.
Julien-Pierre Nouen - Je partage également ce diagnostic d’une économie américaine restée très solide en termes d’activité. Il est vrai qu’en regardant dans le détail les chiffres de l’emploi, il y a eu une petite inquiétude à l’automne, mais qui commence à se résorber : les inscriptions hebdomadaires au chômage sont revenues autour de 220 000, dans la moyenne de ces deux dernières années, tandis que les enquêtes sur les intentions d’emploi des entreprises s’améliorent. Cette amélioration est d’ailleurs antérieure à l’élection, ce qui montre qu’il y avait déjà un mouvement de reprise de l’économie américaine. Sa force réside dans le consommateur, ce sont les ménages les plus riches qui tirent l’économie. Dans le détail, la situation est plus contrastée pour l’investissement, qui se concentre sur tout ce qui tourne autour de l’intelligence artificielle et de la Tech.
Le programme de Trump tourne autour de trois grands volets. Le premier concerne les baisses d’impôts, dont une grande partie se situe dans la prolongation du régime actuel instauré par le Tax Cut & Jobs Act, qui pourrait être renouvelé au-delà de la date d’échéance du 30 septembre 2025. Il faudra surveiller également ce qui pourrait être mis en place pour l’imposition des entreprises, les baisses concernant celles qui produisent aux Etats-Unis, ce qui aurait des conséquences positives pour les petites capitalisations américaines. Les autres volets de son programme soulèvent quelques questions, d’autant que nous ne savons pas si ce nouveau mandat de Trump s’inscrit dans la continuité du précédent – donc assez pragmatique – ou s’il sera différent en raison des personnalités qu’il est en train de nommer… Il pourrait aller sans doute un peu plus loin sur les questions de droits de douane, le protectionnisme étant une conviction de longue date de Donald Trump. Ajoutons également que les Républicains ont conscience que cette élection a été gagnée grâce aux voix de la classe moyenne américaine, qui se sent lésée par la mondialisation. Le protectionnisme pourrait donc se matérialiser de manière plus claire, avec des conséquences qui, en théorie, ne seront pas très bonnes pour l’économie américaine. Autre point, la lutte contre l’immigration reviendrait à s’attaquer à ce qui a contribué au miracle américain ces deux dernières années. Il y a deux ans, le marché américain du travail était totalement déséquilibré, avec deux offres d’emploi par demandeur. Une grande partie du rééquilibrage s’est faite sans douleur grâce à un afflux de main-d’œuvre provenant de l’immigration. Si les promesses de campagne se concrétisent, le marché du travail pourrait rapidement subir des tensions, le taux de chômage étant à un niveau très bas, 4,1 %. Se pose également la question de la réaction de la politique monétaire face à ces politiques budgétaires inflationnistes à horizon fin 2025 ou premier semestre 2026.
Jean-Louis Delhay - La nette victoire de Trump lui laisse le champ libre pour dérouler son programme, d’autant qu’il a la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, mais entre les promesses de campagne et la réalité, il y a toujours une certaine déperdition de mesures. Depuis deux ans, nous sommes très optimistes sur l’économie américaine, nous n’avons jamais vraiment cru à une possible récession. Cette croissance est soutenue par l’IRA, le plus important programme d’investissements d’infrastructures mis en place depuis 1929. Nous avons donc maintenu une exposition élevée sur les actions américaines.
«Le sentiment sur l’Europe reste globalement très négatif, mais des catalyseurs pourraient émerger.»
La résilience de cette économie américaine en 2024 ne vous a pas surpris ?
Jean-Louis Delhay - La victoire de Trump n’a fait que nous conforter dans l’idée que l’économie américaine est dynamique et va le rester l’année prochaine. Contrairement à ses prédécesseurs, pour Trump, le comportement de la Bourse de New York est un excellent indicateur pour évaluer la qualité de la gestion du pays. Il estimera probablement qu’il a réussi son mandat si l’économie et les actions américaines se portent bien. Nous continuons donc à être très constructifs sur le marché américain. Il ne faut pas oublier qu’une révolution technologique est en cours et va durer quelques années encore. Cette course à l’innovation est mondiale, mais se passe essentiellement aux Etats-Unis, et, dans une moindre mesure, en Chine. C’est une course qui se joue entre de grandes entreprises américaines pour savoir qui ira le plus vite, aura le plus de puissance de calcul, les data centers les plus modernes, etc. Les valeurs technologiques ont, selon nous, de beaux jours devant elles. Une trentaine de sociétés américaines, dont l’activité est très corrélée au développement de l’intelligence artificielle, se paient plus de 30 fois les profits attendus pour 2025 alors que le PE du S&P 500 se situe autour de 22 fois sur les perspectives de 2025. Il y a donc une prime importante, mais ces valeurs-là délivrent une croissance bien supérieure à celle du marché américain en moyenne. Quand on se projette à deux ou trois ans, le PE baisse fortement. Ce sont également des sociétés qui ont des trésoreries nettes en dollars très importantes qui génèrent des flux de trésoreries disponibles significatifs : on parle de dizaines de Md$ par an et par société.
Anthony Lapeyre - Cette résilience ne nous a pas surpris. Nous avons commencé l’année 2024 avec une conviction très forte sur l’économie américaine. Ce qui a été surprenant, en revanche, c’est l’ampleur de la traduction de cet exceptionnalisme dans les marchés financiers. Ce comportement boursier s’explique à la fois par des facteurs positifs de l’économie américaine, mais aussi par des facteurs négatifs en Chine ou en Europe. La bourse américaine a été tirée par des locomotives devenues archi-leaders dans leur domaine. C’est le cas de Nvidia, dont les bénéfices ont explosé cette année : dans une première phase, l’explosion de son cours de bourse était liée à une expansion de son prix uniquement, c’est-à-dire de son ratio cours sur bénéfices, puis il y a eu un vrai rattrapage par l’explosion de ses bénéfices depuis 2023. Dans cette phase, la société n’a pas déçu les attentes des investisseurs et le parcours boursier de cette année a été in fine très cohérent avec la hausse réelle des bénéfices de l’entreprise.
Ainsi, la cote américaine a été tirée par ces locomotives en 2024, tout en affichant des disparités importantes en termes de croissance des bénéfices entre ces valeurs-là et les autres. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu une forme de récession industrielle bien visible dans la dynamique des bénéfices. Les petites valeurs notamment ont souffert et payé cher la remontée vigoureuse des taux par la Fed. Nous avons eu, au cours des deux dernières années, une véritable normalisation économique, même si elle n’est pas visible sur la performance des indices.
Cette phase est, selon nous, désormais derrière nous et l’exceptionnalisme devrait continuer dans le marché, mais différemment. En se projetant sur les trimestres à venir, nous devrions avoir une convergence à la baisse des bénéfices des 7 Magnifiques et des grandes sociétés américaines, qui vont revenir sur des niveaux de croissance des bénéfices entre 18 et 20 %, alors que le reste de la cote est en train d’accélérer. Le différentiel de valorisation entre ces deux pans de la cote est à des niveaux historiquement élevés et il devrait se résorber à l’avenir. L’agenda de Donald Trump devrait d’ailleurs y contribuer en jouant un rôle très favorable sur les secteurs domestiques. En effet, un des premiers axes de son programme est de traiter l’inflation, notamment en augmentant la production de pétrole, de 13 à 16 millions de barils par jour, pour redonner directement du pouvoir d’achat aux consommateurs américains. S’il y parvient, le prix du baril devrait être durablement ancré entre 50 et 70 $. Cela sera bénéfique pour les particuliers et les petites et moyennes entreprises et, plus globalement, pour tous les secteurs domestiques.
Michaël Nizard - Il y a de la résilience, mais celle-ci ne doit pas masquer les fragilités de l’économie et des marchés américains. L’exceptionnalisme, oui, mais jusqu’où ? La résilience est visible de trois façons : la productivité qui se situe à des niveaux élevés et prend ses racines dans l’avènement de l’intelligence artificielle ; l’indépendance énergétique qui va se renforcer, et le faible taux d’épargne qui traduit une confiance importante des consommateurs. Le consommateur a pu être stimulé grâce à un interventionnisme important de l’Etat, notamment depuis 2020 avec l’IRA. D’ailleurs, le futur secrétaire d’Etat au Trésor, Scott Bessent, prend un peu de distance par rapport à ce point en voulant redonner davantage le goût de l’investissement dans le secteur privé.
Du côté des fragilités, on peut parler des valorisations élevées. On commence d’ailleurs à voir de la dispersion au sein même des 7 Magnifiques. Au-delà de la décélération des bénéfices, la vraie question est de savoir si la Tech américaine s’essouffle… La deuxième fragilité provient des déficits : ils ne sont pas importants jusqu’au point où ils poseront un réel problème ! Le déficit budgétaire actuel correspond à celui des périodes de guerre ou de récession. Comment les déficits vont-ils pouvoir évoluer au moment où l’économie en aura vraiment besoin ?
Julien-Pierre Nouen - Les investisseurs sont aujourd’hui confrontés à une question : quel est le prix de cet exceptionnalisme ? Une question valable pour le marché américain dans son ensemble. Le PE actuel est de 23 fois les résultats prospectifs, des niveaux similaires à ceux de la bulle internet ou post-covid. Au sein du marché américain, la technologie se paie très cher et, retraité de ce secteur, le PE du marché tombe à 19 fois. Rappelons-nous qu’en 2015, la Tech était valorisée comme le reste du marché. Depuis, la croissance des valeurs technologiques a été exceptionnelle, mais il est quand même plus facile de passer de 2 à 20 Md$ de résultats que de 20 à 200 Md$. Pour des raisons mécaniques, la croissance finira par ralentir. Mais quand ? En 2025 ?
Autre question importante : que va-t-il se passer sur les taux d’intérêt aux Etats-Unis ? Les taux à 10 ans se sont stabilisés autour de 4,5 %. C’est intéressant de regarder l’évolution des anticipations sur le taux final du cycle de baisse de la Fed. Depuis deux ans, le marché oscille entre 2,5 et 4 %. Si ce taux atterrit autour de 4 %, cela signifie que, confrontée à des chocs éventuellement inflationnistes ou une activité forte, la Fed peut rapidement remonter ses taux et, finalement, rebasculer dans un contexte similaire à celui de 2022 avec un taux à 10 ans américain qui repasserait au-dessus des 5 %. Compte tenu de la valorisation actuelle du marché actions, avec des primes de risque faibles, l’impact serait notable.
«Le marché indien est cher si on raisonne à 12 mois, mais il se paie le même prix que l’Europe si on raisonne à 4 ans !»
Quel va être le rôle de la Fed alors qu’un programme inflationniste devrait se mettre en place ?
Julien-Pierre Nouen - La Fed a initié un mouvement de baisse des taux, avec un discours très prudent, en agissant en fonction des publications des données macroéconomiques de crainte d’aller trop vite ou trop fort. Dans les prochains mois, tout va dépendre de l’attitude de l’administration Trump. Deux scénarios sont possibles : l’indépendance de la banque centrale est respectée et, face à une résurgence de l’inflation, elle relève les taux, ou alors l’administration Trump essaie d’exercer son influence. Dans le premier scénario, il faudra surveiller la réaction des marchés, des investisseurs internationaux et les effets sur le dollar. Dans le deuxième, difficile de savoir ce qui pourrait se passer !
Jean-Louis Delhay - La Fed a commencé à baisser ses taux, ce qui constitue aussi un soutien important pour l’économie. Mais il va falloir surveiller l’évolution des taux d’intérêt à long terme outre-Atlantique si l’inflation repart à la hausse. Nous n’anticipons pas non plus une explosion des taux, un 10 ans qui dépasserait les 5 % pour aller vers 6 ou 7 %. Chaque fois que le taux à 10 ans dépasse le seuil de 5 %, il y a des flux d’achat massifs d’investisseurs obligataires. Ce niveau de taux ne dure jamais très longtemps.
Michaël Nizard - En 2025, la question de l’indépendance de la Fed va être centrale. Les investisseurs vont devoir se rassurer sur la capacité de la Fed à garder de la distance par rapport à l’administration Trump. C’est important de savoir que le prochain gouverneur sera capable de bien comprendre les besoins de l’économie et de bien réagir. La question du casting pour ce poste est importante tant pour les marchés que pour l’indépendance de la Fed.
Celle-ci a réussi à ne pas laisser les marchés désancrer les anticipations d’inflation : elles sont autour de 2,3 % aux Etats-Unis, tandis qu’elles sont repassées au-dessous de 2 % en Europe. Même si la Fed et la BCE n’ont pas encore atteint leurs objectifs, elles ont quand même fait un beau chemin et doivent continuer à baisser les taux, selon nous. Sauf si, effectivement, on voit une résurgence du risque de désancrage des anticipations d’inflation ou un retour du risque inflationniste.
Le fossé va-t-il continuer à se creuser entre les Etats-Unis et l’Europe ? Que peut-on attendre sur les marchés européens en 2025 ?
Anthony Lapeyre - Que ce soit sur l’économie ou sur les marchés, il règne en Europe un état d’esprit extrêmement pessimiste. Cependant, nous considérons que le décalage avec les Etats-Unis devrait s’atténuer l’an prochain. En termes d’anticipation de croissance des PIB, il devrait y avoir moins de différence entre les deux zones même si, dans notre scénario, la croissance américaine devrait rester très forte. L’économie devrait repartir en zone euro, notamment en Allemagne. Certes, les licenciements s’accélèrent et la pression sur la consommation est plus forte, mais les taux d’épargne sont toujours élevés, de l’ordre de 17 % en France par exemple.
Le sujet clé est donc aujourd’hui la confiance des consommateurs et des entreprises. Le pessimisme étant à son paroxysme, quelques éléments de redynamisation de la confiance pourraient apporter des points de PIB additionnels via la relance de la consommation. Nous pouvons citer notamment une meilleure visibilité politique, une potentielle relance budgétaire en Allemagne ou encore une résolution du conflit russo-ukrainien. L’amélioration de la situation chinoise devrait aussi favoriser un redémarrage industriel, notamment pour l’Allemagne.
Compte tenu de l’écart de valorisation avec les Etats-Unis et le positionnement très prudent des investisseurs sur la zone euro, la concrétisation de ces éléments positifs pourrait favoriser les marchés européens au cours des prochains mois. Il faudra néanmoins une accélération durable des bénéfices pour pouvoir compter sur un véritable rattrapage boursier à plus long terme.
Julien-Pierre Nouen - Les derniers chiffres de la consommation des ménages dans la zone euro montrent une croissance de 1 %. La croissance du principal déterminant de la consommation – le revenu disponible corrigé de l’inflation – est de 3 %. Cet écart s’explique donc, en effet, par l’augmentation du taux d’épargne ; la logique voulant que celui-ci ne monte pas indéfiniment, il devrait y avoir du mieux sur la consommation. A condition que la situation de l’emploi ne se détériore pas.
Le sentiment sur l’Europe reste globalement très négatif, mais des catalyseurs pourraient émerger. L’élection du Parlement allemand en février peut être très importante. L’Allemagne s’est un peu corsetée dans des règles budgétaires très strictes or, le FDP, le principal parti de la rigueur, pourrait ne pas être représenté au Parlement l’année prochaine. L’Allemagne, qui connaît une stagnation de son PIB depuis cinq ans pour des raisons structurelles, pourrait aller vers une relance de l’investissement et une politique budgétaire plus accommodante. Ce qui réduirait aussi la pression sur les autres pays.
Michaël Nizard - Je pense également qu’il y a un excès de pessimisme concernant l’Europe. En cette fin d’année, il semble d’ores et déjà y avoir un regain d’intérêt pour cette zone, notamment grâce aux possibles réformes structurelles en Allemagne. Dès le début de 2025, il faudra être bien vigilant sur les flux. L’Europe pourrait, comme on l’a vu les précédentes années, connaître une période durant laquelle certains risques se dématérialiseraient, ce qui serait propice à un rattrapage. Parmi les facteurs positifs, il pourrait y avoir un desserrement de la contrainte budgétaire en Allemagne : certaines dépenses pourraient être réduites au profit d’investissements productifs plus conséquents. Autre point positif : la Chine, où, avant l’élection américaine, le gouvernement a mis en place une relance qui nous semble bien calibrée tout en conservant des marges de manœuvre notamment sur la partie fiscale, pour être réactif. Par ailleurs, la BCE conserve une propension à baisser les taux bien plus nette que la Fed, ce qui peut favoriser à terme l’Europe. Enfin, en termes de valorisation relative, le marché européen est aujourd’hui à des niveaux plus faibles qu’en 2011, avec un écart de 20 % par rapport aux Etats-Unis. Il faudra se réintéresser à certaines parties de la cote comme les small ou les mid caps européennes. Ces dernières pourraient profiter des anticipations de croissance dans la zone euro, qui ne sont pas si mauvaises, de la baisse des taux, de la relance chinoise et de leur décote par rapport aux marchés américains et aux large caps européennes.
Anthony Lapeyre - Les small caps sont la seule exposition européenne que nous avons conservée dans nos allocations ces derniers mois. C’est, selon nous, le meilleur vecteur pour capter le rebond de confiance en Europe, car c’est le segment le plus domestique en termes de chiffre d’affaires.
Jean-Louis Delhay - En 2025, la dynamique des résultats devrait à nouveau être plus positive aux Etats-Unis qu’en Europe. La progression des bénéfices nets par action du S&P 500 est attendue en hausse de 10 % environ en 2024 et de 14 à 15 % en 2025. En Europe, si l’on considère l’indice Eurostoxx 50, les bénéfices nets par action sont en baisse de 3 % en 2024 et devraient progresser de 7 % en 2025. La situation est donc très différente de part et d’autre de l’Atlantique, mais un rebond du marché actions européen ne peut pas être exclu une fois que la situation politique se sera stabilisée en France et en Allemagne. Pour autant, nous avons décidé de maintenir une exposition neutre aux actions européennes même si la perspective d’une relance budgétaire en Allemagne et la poursuite de la baisse des taux par la BCE nous semblent des catalyseurs intéressants. Dans certains secteurs du marché européen, on trouve toutefois de belles entreprises positionnées sur de grandes tendances porteuses qui tirent très bien leur épingle du jeu, des championnes dans la transition énergétique, la mobilité durable, l’innovation technologique ou le vieillissement de la population. Certaines réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaires à l’international et profitent de la résilience de la croissance américaine.
«Trump va hériter d’une conjoncture économique qui démontre l’existence d’un exceptionnalisme américain. »
Les marchés émergents, qui restent globalement sous-investis, bénéficieront-ils de flux plus importants en 2025 ?
Jean-Louis Delhay - La perspective d’un dollar fort et de la mise en place de nouveaux tarifs douaniers n’est évidemment pas une bonne nouvelle pour les marchés émergents. Sur la Chine, malgré le plan de relance, nous conservons des réserves en raison du manque de transparence du gouvernement. L’Amérique latine a été décevante cette année et les tensions avec les Etats-Unis risquent de se raviver dans les prochains mois. Nous sommes plutôt neutres sur les marchés émergents, avec une préférence pour l’Inde.
Julien-Pierre Nouen - Les mesures de Trump vont se traduire par un dollar plus fort et des taux américains plus élevés. Ce qui, ajouté au relèvement des tarifs douaniers, ne fait pas un très bon cocktail pour les marchés émergents. Pour ces marchés, la question de la Chine est également centrale. Les mesures annoncées se concentrent sur une grande partie des problèmes chinois, le marché immobilier ou les finances des collectivités locales, mais sont-elles vraiment suffisantes ? Il manque, pour l’instant, des mesures davantage destinées à relancer la consommation. On a parfois un peu l’impression qu’il y a une sorte de conviction ancrée chez le gouvernement chinois que la croissance par la consommation n’est pas une bonne chose, alors que c’est exactement ce dont le pays a besoin. La situation chinoise a toujours un effet d’entraînement pour une grande partie des pays émergents. Les précédentes périodes de surperformance des marchés émergents correspondent à des phases de croissance intensive de la Chine, avec des investissements massifs. Aucun autre pays n’a joué ce rôle moteur pour l’instant, pas même l’Inde.
Anthony Lapeyre - Il reste des incertitudes sur la Chine, mais nous considérons également que le gouvernement conserve quelques marges de manœuvre pour affronter l’arrivée de Trump le 20 janvier prochain. En termes de valorisation, le marché chinois est attractif. Mais aujourd’hui, nous favorisons surtout les économies très domestiques au sein des pays émergents. Prenons le cas de l’Inde, qui est au demeurant un des émergents les moins dépendants au commerce international. Son indice d’ouverture, c’est-à-dire le poids du commerce international dans son économie, à savoir les exportations et les importations par rapport à son PIB, est inférieur à 40 %. C’est très faible pour un pays émergent et, à titre de comparaison, cet indice est proche de 75 % pour la zone euro. Le véritable sujet pour l’Inde, et plus globalement pour les pays émergents, va être l’inflation américaine et la dynamique des taux qui, s’ils restaient trop élevés, auraient un impact négatif sur les économies émergentes.
Dans nos allocations, nous avons donc une brique d’investissement sur le marché indien spécifiquement et nous sommes en train d’initier également des positions sur le marché indonésien. L’Inde offre des perspectives de croissance élevées, son économie est encore très domestique, peu dépendante des flux d’investissements étrangers, avec une histoire d’émergence du consommateur. Pour son troisième mandat de Premier ministre, Modi déploie encore des plans d’infrastructures colossaux. L’économie en Inde commence aussi à se financiariser, le secteur bancaire se développe ainsi que la gestion de l’épargne et de la retraite. Selon nous, l’Inde peut être une locomotive au sein des pays émergents. Le pays doit continuer à se développer au cours des 5 à 10 prochaines années comme la Chine au début des années 2000.
Peut-on parler d’excès de valorisation sur le marché indien ?
Anthony Lapeyre - Le marché indien est cher si on raisonne à 12 mois, mais il se paie le même prix que l’Europe si on raisonne à 4 ans ! L’Inde affiche la plus forte corrélation des bénéfices avec le PIB : 85 % des profits sont liés à l’économie domestique contrairement aux entreprises européennes, dont les résultats sont très dépendants des dynamiques d’autres marchés internationaux. La croissance du PIB indien est forte et cela se traduit dans les résultats des entreprises. Les moteurs de l’économie indienne sont compréhensibles, raison pour laquelle nous acceptons de payer une prime. A court terme, il peut y avoir des corrections comme celle qui a suivi la publication des résultats du dernier trimestre, mais nous considérons cela comme une opportunité d’investissement.
«La dynamique des résultats devrait à nouveau être plus positive aux Etats-Unis qu’en Europe.»
Comment construire une allocation d’actifs pour les prochains mois ? Faut-il s’attendre à plus de volatilité ? Comment protéger les portefeuilles ?
Michaël Nizard - L’année 2025 va débuter avec beaucoup de conditionnalités sur les taux, l’inflation et la géopolitique. Tant que nous ne serons pas certains que les taux américains se maintiendront sous les 4,5 % et que les anticipations d’inflation resteront en dessous de 2,3/2,5 %, nous aurons plutôt tendance à avoir des portefeuilles bien équilibrés, sans excès de risque sur les marchés actions. Nous sommes dans une phase de baisse des bénéfices par action alors que les primes de risque sont relativement ténues. Pour rester surpondérés, il faudra vraiment avoir soit une réaccélération du cycle soit des bénéfices par action de bonne facture.
Nous abordons 2025 avec une neutralité en cherchant donc à nous rassurer sur les facteurs de risque pour reprendre davantage de risque. En termes d’allocation d’actifs sur les taux d’intérêt, nous allons favoriser le portage sans prendre de risque directionnel trop fort sur les anticipations de taux. Dans la poche obligataire, on trouve du portage sur les obligations hybrides et les dettes financières subordonnées. Nous allons gérer cette poche de façon flexible sur la duration et l’inflation.
Sur la poche actions, nous préférons les thématiques transversales d’un point de vue géographique pour éviter un biais trop marqué Etats-Unis versus Europe. Pour faire face au risque d’essoufflement sur l’intelligence artificielle, nous avons une approche plus participative avec le Big Data. La thématique de la résilience économique est également intéressante à considérer au travers d’entreprises industrielles ou de sociétés engagées dans des activités liées à la sécurité ou à la cybersécurité. Celles-ci sont capables de faire face à des risques géopolitiques et disposent de bilans de qualité. Les mid & small caps européennes sont aussi intéressantes.
En termes géographiques, après avoir été déçus par notre surpondération sur les marchés émergents au deuxième semestre, nous avons réduit notre exposition en conservant un prisme uniquement chinois. Nous sommes convaincus que la Chine va redevenir investissable et que le plan de relance chinois réserve encore de bonnes surprises. La déconnexion entre l’économie et les performances boursières en Chine est importante, mais le marché finira peut-être par être convaincu par le plan de relance entraînant un éventuel choc de confiance avec des effets positifs sur la consommation. Enfin, pour apporter de la décorrélation par rapport aux taux et protéger les portefeuilles, les actions protégées sont une bonne assurance contre les risques majeurs. Leur performance a été très bonne ces dernières années, de l’ordre de 18 à 20 % en 2024.
Julien-Pierre Nouen - Nous continuons à privilégier le crédit même si, effectivement, les spreads sont bas. En portage, le crédit investment grade ou high yield restent une bonne base de portefeuille. Les fondamentaux des entreprises sont bons et, pour l’instant, il n’y a pas de signes d’affaiblissement majeur sur l’économie. Nous avons rééquilibré un peu les portefeuilles en faveur des actions, en investissant dans les petites capitalisations, notamment américaines. Dans notre recherche d’autres moteurs de performance, nous apprécions le yen. La croissance de l’économie japonaise n’est pas très attractive à première vue, mais il faut se rappeler que la population japonaise diminue de 0,5 % par an, donc le niveau de croissance par habitant est intéressant. Au Japon, les salaires accélèrent et la banque centrale continue à normaliser sa politique monétaire. Il est probable que le yen, qui a été très déprécié les années passées, revienne sur des niveaux de valorisation plus normalisés. Par ailleurs, les obligations britanniques sont également intéressantes à regarder. Suite à l’annonce du budget, il y a eu un écartement assez notable des spreads avec l’Allemagne, les taux longs britanniques sont plus de 2 % au-dessus des taux longs allemands. La banque centrale qui, pour l’instant, est restée très prudente sur la question de l’inflation pourrait, à un moment, relâcher la pression.
Anthony Lapeyre - Pour le début de l’année, nous conservons une allocation favorable au marché américain, mais via les secteurs domestiques, avec peu d’exposition à la Tech. En contrepartie de cette exposition aux actions américaines, nous cherchons des actifs que nous jugeons moins corrélés à ce stade du cycle. C’est le cas des actions indiennes et des PME européennes. Dans les deux cas, il s’agit de valeurs plus domestiques dont les bénéfices sont liés en premier lieu à la dynamique de la consommation. Par ailleurs, nous pensons qu’une protection adéquate des portefeuilles ne passe pas, actuellement, par les taux en raison des incertitudes toujours bien présentes sur l’inflation aux Etats-Unis. Dans cette perspective, nous ne souhaitons pas avoir de sensibilité aux taux américains dans le portefeuille et privilégions des couvertures optionnelles, en l’occurrence des achats de puts sur le S&P 500.
Côté européen, en revanche, nous assumons de la duration sur les taux via la dette d’entreprise, car nous considérons d’une part que la BCE sera in fine de plus en plus accommodante au cours des prochains mois et d’autre part que les entreprises sont dans une situation financière plus saine que les Etats européens. Dans cette logique, la sensibilité obligataire est issue de nos investissements sur des entreprises investment grade tandis que nous favorisons par ailleurs le portage via des obligations high yield à maturité courte.
Enfin, à ce stade, nous conservons des expositions devises sur le dollar US et le yen japonais, même si l’accélération du billet vert à la suite des résultats de l’élection présidentielle a été pour nous le signal d’une première phase de prise de profits.
Jean-Louis Delhay - Nous allons maintenir notre vue positive sur les actions américaines. La classe d’actifs est moins volatile que les actions européennes quand les marchés sont baissiers et surperforme quand les marchés sont haussiers. On est un peu dans le meilleur des deux mondes. Dans la poche actions, nous avons une exposition neutre aux autres zones géographiques, que ce soient les actions européennes, japonaises ou émergentes. En ce qui concerne les small caps européennes, c’est un peu tôt pour revenir sur cette classe d’actifs, l’économie européenne n’étant pas suffisamment dynamique aujourd’hui. De plus, nous avons remarqué que, souvent, les small & mid caps domestiques performaient bien quand l’euro s’appréciait contre le dollar. Quand le dollar est fort, c’est plus difficile et c’est plutôt risk off. Pour l’instant, le dollar devrait rester fort contre l’euro, mais nous allons surveiller son évolution. Si l’euro retrouve des couleurs, ce sera peut-être un point d’entrée intéressant pour la classe d’actifs.
Dans nos allocations, l’or est une classe d’actifs que nous apprécions depuis plusieurs années. Elle nous semble toujours intéressante en termes de diversification et de décorrélation par rapport aux autres classes d’actifs. Et puis, évidemment, dans un monde où les dettes publiques sont moins bien maîtrisées, l’or est un actif rare dont le prix est aussi soutenu par les achats réguliers de certaines banques centrales émergentes.
Sur la partie taux d’intérêt, nous aimons bien le portage du high yield, que ce soit en zone euro ou aux Etats-Unis, mais aussi les dettes corporate notées investment grade en euros. Nous préférons globalement le crédit européen aux obligations souveraines et, aux Etats-Unis, nous sommes plutôt neutres en termes de duration sur les niveaux de taux actuels.