Défense, cybersécurité, indépendance énergétique et alimentaire… autant d’enjeux de souveraineté qui dessinent le monde de demain. La pandémie mondiale puis la guerre en Ukraine ont amené l’Europe et les Etats à repenser notre modèle économique pour garantir plus d’autonomie, et, depuis plusieurs mois, les annonces se succèdent aussi bien au niveau européen qu’au sein des Etats pour redéfinir les orientations stratégiques et chiffrer les besoins d’investissements, notamment en matière de défense. Reste l’épineuse question du financement de ces investissements et du rôle des investisseurs institutionnels et privés.
- Les enjeux liés à la souveraineté européenne et à la défense sont devenus cruciaux. Pourquoi ces réflexions et les annonces des Etats ou de l’Union européenne qui en découlent ?
- L’ambition d’acquérir plus d’autonomie dans certains secteurs économiques remonte à quatre ans, voire plus. En est-on encore au stade du constat ou perçoit-on déjà des avancées ?
- Défense, agriculture, énergie… Quels autres secteurs recouvre cette thématique de la souveraineté européenne ? Comment la concevez-vous ?
- Quels sont les risques qui entourent cette thématique : des revirements politiques ou budgétaires, des entreprises dans l’incapacité d’adapter les cadences de production, un manque de capitaux privés, etc. ?
- Constatez-vous désormais un intérêt plus marqué des clients, institutionnels ou privés, pour ce thème ?
- Patriotisme et souveraineté européenne sont-ils conciliables ?
- Les produits lancés sur ces thématiques de souveraineté et de défense sont bien investis uniquement dans des entreprises européennes ?
- Ce large univers d’investissement permettra-t-il d’éviter l’écueil de la gestion thématique ces dernières années. Ne risque-t-on pas, par ailleurs, de vouloir y mettre toute la cote, à quelques exceptions près ?
- Pour s’exposer à la thématique souveraineté, est-il préférable de choisir des fonds cotés multithématiques ? Et pour une meilleure exposition au marché de la défense plutôt des fonds non cotés ? Faut-il mixer coté et non coté ?
- Que pensez-vous des ETF investis dans le secteur de la défense, qui ont beaucoup collecté ?
- Cette mégatendance adresse des enjeux de long terme. Comment susciter l’adhésion des investisseurs sur la durée également ?
- Au-delà de la clientèle française, constatez-vous le même intérêt de clients européens, voire internationaux, pour ces fonds investis uniquement dans des entreprises européennes ?
Les intervenants :
- Christophe Hautin, gérant actions européennes, AllianzGI
- Lionel Mestre, associé et directeur général du fonds Eiréné, Weinberg Capital Partners
- Timothée Malphettes, gérant du fonds Sienna Actions Euro Souveraineté, Sienna IM
- Raphaël Thuin, directeur des stratégies de marchés de capitaux, Tikehau Capital
- Louis Albert, directeur des gestions actions, Auris Gestion
- Xavier Chapon, directeur de gestion cotée et dette privée, Arkéa AM
- Damien Mariette, gérant thématique senior, CPRAM
Photos © Véronique Taupin
Les enjeux liés à la souveraineté européenne et à la défense sont devenus cruciaux. Pourquoi ces réflexions et les annonces des Etats ou de l’Union européenne qui en découlent ?
Damien Mariette - La réflexion est plus ancienne qu’on ne le pense, mais la prise de conscience s’est accélérée pendant la pandémie et notamment au moment de la réouverture des économies. Réouverture qui s’est faite de façon désynchronisée, lente et tardive pour certains pays, notamment la Chine, ce qui a montré l’importance de sa place dans la chaîne de distribution et les ruptures majeures que cela pouvait engendrer dans l’approvisionnement de biens finis ou semi-finis. La pandémie a mis en lumière des effets pervers liés à la mondialisation tels que la perte d’indépendance dans de nombreux domaines industriels. Peu visible jusqu’à la pandémie, cette réalité s’est accentuée par la suite à cause des tensions géopolitiques et notamment celle de l’administration Trump. On constate qu’il y a beaucoup plus de pression de la part de nombreux Etats qui entrent dans des négociations bilatérales plus brutales et une situation géopolitique tendue. La dépendance de l’Europe à certaines zones géographiques au travers de matières premières et terres rares est devenue flagrante. Nous avons tous en tête la crise énergétique provoquée par l’arrêt d’acheminement du gaz russe, mais il y a aussi des sujets liés notamment à certaines terres rares indispensables pour les semi-conducteurs…
L’Europe, dont les sous-sols géologiques sont assez pauvres, est devenue dépendante de puissances extérieures pour tout un ensemble de biens et services ainsi que de matières premières. Et les crises récentes ont montré à quel point ces dépendances pouvaient mettre à mal nos économies et étaient potentiellement dangereuses.
Xavier Chapon - Ces questions de dépendance et de souveraineté sont, en effet, antérieures à la pandémie de covid en raison de plusieurs éléments : la déliquescence de l’OMC, la fin du multilatéralisme, la montée en puissance de la Chine sur le plan économique et militaire. Les nouvelles routes de la soie lancées par Xi Jinping en 2013 ont mis en lumière l’intérêt certain de la Chine pour établir la Ceinture économique de la route de la soie, s’intéressant à un grand nombre de zones géographiques qui possèdent des terres rares et des matières premières.
La mise en place de chaînes d’approvisionnement et des liens bilatéraux avec de nombreux pays a repositionné la Chine au centre de l’échiquier mondial. A cela s’ajoute l’évolution des Etats-Unis : avant le covid, lors du premier mandat de Trump, et après le covid, avec la mise en place d’accords bilatéraux qui mettent à mal le multilatéralisme et perturbent la notion d’économie libérale telle qu’on la connaissait depuis des décennies, et notamment depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. A la fin de la pandémie, l’Europe a pris conscience de la raréfaction des ressources énergétiques et de la montée en puissance de la régionalisation des échanges et commence à repenser ses modèles. Elle dépend de pays avec lesquels les accords commerciaux existants sont remis en question. Certains de ces pays qui montent en puissance sont plus ou moins des dictatures avec lesquelles il faut, malgré tout, commercer ! D’où la nécessité de trouver d’autres voies pour arriver à répondre à nos besoins et acquérir une autonomie énergétique, mais aussi alimentaire, technologique, militaire, etc. La mise en lumière de nos dépendances nous oblige à réagir sur le plan économique et militaire, à revoir notre base industrielle au niveau européen et, évidemment, français.
Louis Albert - Il est important de réagir au niveau européen parce que la Russie et la Chine considèrent depuis longtemps que les plus gros sont les plus forts. Alors que les Etats-Unis ont longtemps été un soutien pour le monde occidental, aujourd’hui, ils s’isolent, estimant que grâce à leur puissance, ils pourront dominer seuls. Or, récemment, la Chine a tendu la main à la Russie et à l’Inde. Une bipolarisation est en train de se mettre en place, la Chine d’un côté, les Etats-Unis de l’autre, l’Europe entre les deux. La France et l’ensemble des pays européens ne peuvent rester isolés. Ils doivent pouvoir s’appuyer sur une Union européenne (UE) autonome, forte et soudée. Cette prise de conscience peut faire débat dans certains pays tentés de s’éloigner de l’UE, mais elle est indispensable au maintien de la souveraineté de chaque pays européen.
L’ambition d’acquérir plus d’autonomie dans certains secteurs économiques remonte à quatre ans, voire plus. En est-on encore au stade du constat ou perçoit-on déjà des avancées ?
Damien Mariette - Il y a eu des avancées et des mesures ont été mises en place. Prenons par exemple les semi-conducteurs, avec le Chips Act, et le déblocage au niveau européen de 43 Md€ de fonds publics à destination des entreprises afin de les inciter à augmenter les capacités de production déjà présentes sur le territoire européen ou à en développer de nouvelles. Globalement, l’UE consomme 20 % des semi-conducteurs produits dans le monde, mais seulement 9 % de la production est réalisée sur le territoire européen. L’objectif de ce plan est de parvenir à 20 % d’ici à la fin de cette décennie. Ce chiffre ne sera pas atteint, la Commission européenne ayant indiqué, en début d’année, qu’il se situerait plutôt autour de 12 à 13 % en 2030. C’est déjà une belle amélioration par rapport au point de départ, mais qui n’est finalement pas suffisante, car, dans le même temps, les Etats-Unis et la Chine ont eux aussi investi massivement dans des extensions et des relocalisations de capacité de production de semi-conducteurs. Il faudra investir bien plus que ce qui était initialement prévu, mais une première étape a déjà été franchie, avec des discussions à Bruxelles pour la mise en place d’un Chips Act 2. Certains pans de l’industrie ont donc déjà adopté des mesures, mais leur mise en œuvre nécessitera encore un certain temps ! Il faudra plusieurs années pour que ces mesures commencent à irriguer et être visibles dans l’Union européenne, peut-être même des décennies d’investissement pour un secteur comme la défense. Les pouvoirs publics et la sphère privée vont devoir investir dans la durée pour gommer le plus possible nos dépendances vis-à-vis de puissances extérieures et ainsi réindustrialiser l’Europe.
«Les pouvoirs publics et la sphère privée vont devoir investir dans la durée pour gommer le plus possible nos dépendances. »
En ce qui concerne le secteur européen de la défense, les annonces de relance sont très récentes. Faut-il y voir une prise de conscience plus tardive ?
Lionel Mestre - Avant l’éclatement de la guerre en Ukraine en 2022, il y avait déjà une montée des tensions géopolitiques dans le monde et une évolution des rapports de force, mais ces sujets n’étaient pas forcément très médiatisés en France. Il est essentiel de rappeler que l’industrie de défense française compte parmi les rares à disposer d’un haut degré d’autonomie. Cela s’explique par des raisons historiques et par la volonté du général de Gaulle qui avait souhaité bâtir une base industrielle et technologique de défense (BITD) autonome. Conçue sur un marché intérieur restreint, elle devait s’appuyer fortement sur l’exportation afin d’amortir ses coûts fixes. La BITD se compose de sociétés avec, pour beaucoup d’entre elles, des savoir-faire exceptionnels, des technologies performantes, des entreprises rentables et duales (qui produisent aussi bien pour les marchés civils que militaires – NDLR). Paradoxalement, ces entreprises ont longtemps souffert d’un manque de financement. En effet, les institutions financières françaises, qu’il s’agisse de fonds propres ou de dette, se sont détournées pendant des années de ce secteur, en raison d’une interprétation restrictive des critères ESG (environnement, social, gouvernance) et d’un risque d’image. Or, notre conviction depuis le début est claire : il ne peut y avoir d’ESG sans défense.
L’idée du fonds est née en 2020 : il s’agissait de créer un fonds de LBO, à vocation principalement majoritaire, dédié à la consolidation de la BITD en France et en Europe. Le concept a ensuite été présenté pendant plus d’un an, non sans réelles difficultés à convaincre autour de ce projet. Ce n’est qu’à la fin de l’année 2022, début 2023, soit six mois après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, que nous avons pu réaliser un premier closing. Le changement de regard sur le secteur de la défense a été très long à s’opérer. On constate par ailleurs toujours une forme de réticence chez certains acteurs alors même qu’il est nécessaire de financer cette industrie souveraine, appelée à le rester, et dont les besoins de financement s’accroissent notamment avec l’augmentation des cadences. Dès le départ, nous avons identifié des sociétés en croissance, non pas grâce à la loi de programmation militaire (LPM), qui n’avait pas encore été révisée ou seulement de manière marginale, mais surtout grâce à leur politique d’export.
Nous avons donc réalisé le premier closing du fonds avec une centaine de millions d’euros début 2023 pour atteindre 215 M€ en ce début d’année. L’actualité internationale du premier semestre nous a incités à réouvrir le fonds à la souscription et nous pourrions atteindre 275 M€ dans les prochaines semaines.
Raphaël Thuin - Chez Tikehau Capital, notre engagement en faveur de la souveraineté européenne s’est matérialisé très concrètement au travers de nos activités de private equity. Nous avons d’abord investi sur des thématiques liées à la souveraineté via une première stratégie dédiée à la décarbonation, lancée en 2018 en partenariat avec TotalEnergies. Nous gérons également depuis 2019 une stratégie de private equity dédiée à la cybersécurité. Nous avons élargi quelques années plus tard la thématique à la souveraineté au sens large au travers d’un fonds actions. Par ailleurs, la crise du covid 19 a marqué un tournant : en 2020, alors que l’aviation était à l’arrêt, l’Etat, via Bpifrance, a souhaité soutenir la relance de la filière aéronautique. Nous nous sommes alors associés à plusieurs grands industriels du secteur – Dassault Aviation, Airbus, Safran et Thales – pour créer et gérer un fonds doté par chacun. Cette initiative de soutien à la filière aéronautique et défense est aujourd’hui l’une de nos expertises phares.
Dans la continuité de cette démarche, nous avons renouvelé ce modèle de partenariat, notamment avec AXA Climate et Unilever dans l’agriculture régénératrice. Les enjeux de souveraineté sont donc très présents dans notre gestion, qui s’est construite au fil de collaborations avec des acteurs majeurs de ces filières. Nous avons fait le pari que le co-investissement avec ces partenaires industriels pouvait générer de la valeur sur le long terme.
Pour revenir à la défense, il faut rappeler qu’en 2020, ce secteur était largement sous-investi : les investisseurs institutionnels étaient absents, et pour les particuliers, il s’agissait d’un secteur peu attractif. Depuis, il y a eu un véritable changement de paradigme. Aujourd’hui, il est indispensable d’être exposé à ces thématiques qui constituent une source de performance incontournable dans la construction d’un portefeuille sur le long terme.
«Ces thématiques sont une source de performance incontournable dans la construction d’un portefeuille.»
Défense, agriculture, énergie… Quels autres secteurs recouvre cette thématique de la souveraineté européenne ? Comment la concevez-vous ?
Louis Albert - La thématique est indissociable du secteur technologique. Le secteur de la communication est aussi concerné. Il englobe la communication civile comme militaire, terrestre (incluant donc les infrastructures réseau) et spatiale (incluant donc les satellites). Nous devons maîtriser et sécuriser nos moyens de communication.
Xavier Chapon - Au sens large, c’est tout ce qui concerne la logistique opérationnelle et donc toute la chaîne d’approvisionnement, la maîtrise des technologies, les infrastructures, la recherche et la production. Pour développer le secteur de la défense par exemple, il faut aussi s’intéresser à toute la logistique nécessaire pendant les opérations. La notion de souveraineté implique d’être le plus autonome possible. Il faut bien définir nos besoins pour continuer de maintenir l’économie et le niveau d’emploi dans les territoires.
Christophe Hautin - C’est à partir de l’analyse des critères ESG que nous avons entamé notre réflexion sur ces enjeux de souveraineté. Nous avons commencé, avant le covid, à regarder les stratégies climatiques des entreprises européennes, ce qu’elles font pour décarboner leurs activités ou pour fournir des produits ou des services à leurs clients afin de lutter contre le changement climatique. Puis, à partir de 2022 et du conflit ukrainien, nous avons vu que ces questions sur le climat et l’énergie étaient étroitement liées aux questions de souveraineté. Produire une énergie abondante, renouvelable, de manière sûre, c’est aussi un enjeu de sécurité et de souveraineté pour le continent européen. Post-covid également, ont émergé de nombreuses problématiques sociales liées aux ruptures que nous avons connues dans les chaînes d’approvisionnement et que nous avons adressées à un fonds spécialisé. Cela nous a amenés à travailler sur ces questions de chaîne d’approvisionnement très longues, très globales et risquées, mais aussi à réfléchir à des questions de gestion du capital humain. Dans la question de la souveraineté, la gestion du capital humain et la notion de formation me semblent aussi très importantes. Pour faire des efforts de R&D et d’innovation, il faut avoir des gens formés et des entreprises attractives.
Par la suite, à partir de 2023, nous avons inclus l’angle technologique dans notre réflexion au travers de l’initiative TIBI. Le constat est largement partagé : il y a un déficit important de financement pour la technologie française et européenne par rapport à nos deux grands concurrents que sont les Etats-Unis et la Chine. Il faut donc trouver un moyen pour financer notre écosystème, nos startups françaises et européennes, afin qu’elles développent des technologies et des innovations. Au sein du groupe Allianz, c’est ce qui a été à l’origine du lancement de notre stratégie de souveraineté européenne, car la question technologique est vraiment au cœur des questions de souveraineté actuelle et future. Il y a des besoins dans tous les domaines, et notamment dans celui de la défense et de la cybersécurité. La souveraineté recouvre également les questions sur l’alimentation et la santé mais aussi la finance, car il faut aussi un système financier solide pour financer cet écosystème technologique et souverain.
Timothée Malphettes - La genèse de la thématique de la souveraineté chez Sienna IM vient du côté de la dette privée. La réflexion a démarré au moment de la discussion de la LPM en 2023. Il en ressortait que, s’il n’y avait pas un problème de qualité, la France manquait de matériels et d’équipements d’armement. A l’issue des échanges avec le ministère des Armées et un certain nombre de grands donneurs d’ordres, il est apparu qu’il y avait un vrai besoin, non pas nécessairement de capitaux propres, mais surtout de financement en dette pour ces entreprises de la BITD afin de financer leurs dépenses d’investissements. Cette réflexion a mûri pour aboutir au printemps dernier au lancement du premier fonds de dette privée dédié aux PME et ETI de la BITD. Sur la partie cotée, le secteur de la défense nous intéressait tout autant, mais il n’a qu’une vingtaine de sociétés concernées en Europe. D’où l’idée de s’orienter vers un fonds d’actions euro qui couvre l’ensemble des enjeux de l’autonomie stratégique de l’Europe, comme l’innovation technologique, l’indépendance énergétique ou la défense.
Quels sont les risques qui entourent cette thématique : des revirements politiques ou budgétaires, des entreprises dans l’incapacité d’adapter les cadences de production, un manque de capitaux privés, etc. ?
Lionel Mestre - La LPM a été fragilisée par les difficultés à trouver un accord politique sur le budget fin 2024. Mais elle n’est pas, à elle seule, le moteur de croissance de l’industrie : la dualité et l’export jouent également un rôle essentiel. C’est pourquoi nous concentrons notre intérêt sur des entreprises duales, dont la part du chiffre d’affaires liée à la défense se situe entre 20 % et 70 %. Nous ne souhaitons ni dépendre exclusivement du marché de la défense ni être tributaires de la seule LPM. Dans ce secteur, nous privilégions les entreprises ayant une exposition multiprogramme, multiproduit et multigéographie. Cette approche nous permet de bâtir un portefeuille diversifié, composé d’entreprises dont la croissance repose principalement sur l’exportation.
Raphaël Thuin - La question du financement de la souveraineté européenne demeure centrale et complexe. On observe de nombreuses annonces et plans déployés dans différentes industries, avec des capitaux mobilisés tant au niveau national qu’européen. Cette source de financement public n’est pas totalement tarie : la mutualisation de l’effort à l’échelle européenne reste essentielle. Toutefois, il est évident que les Etats vont devoir faire face à des contraintes budgétaires de plus en plus fortes.
Une partie de la relance s’opère actuellement par l’Allemagne, avec des montants considérables qui permettent d’envisager le déploiement de projets d’envergure. Mais le véritable enjeu réside dans notre capacité à mobiliser l’épargne privée, comme l’a souligné le ministre lors du rassemblement des grands acteurs de la place en mars dernier. Il est impératif d’orienter cette épargne privée vers le financement de la souveraineté européenne : c’est un domaine où l’Europe reste en retard, notamment en matière de mécanismes dédiés et de véhicules d’investissement adaptés.
Même si la thématique de la souveraineté suscite aujourd’hui un consensus plus large, de nombreuses filières peinent encore à accéder à l’investissement privé. C’est particulièrement vrai dans le secteur de la défense, qui est très fragmenté et composé majoritairement de PME. L’accès au financement commence à s’ouvrir, mais il reste globalement difficile.
Le fléchage de l’épargne privée vers ces secteurs n’en est qu’à ses débuts : nous sommes à l’aube d’une mégatendance, dans laquelle il faut investir non seulement pour soutenir l’Europe, mais aussi parce qu’elle constitue une source de performance. La thématique de la souveraineté et de la défense est comparable à celle de l’intelligence artificielle, tant par les montants en jeu et le potentiel de croissance. Ces entreprises, dont les carnets de commandes bien souvent s’étalent sur des temps longs, donnent également la capacité de se projeter aux investisseurs.
Il est donc essentiel de mettre à disposition des clients des véhicules d’investissement, qu’ils soient cotés ou non cotés, en private equity ou en dette privée. Le problème du financement n’est pas insoluble : il existe des pistes pour le résoudre, mais il reste un enjeu crucial pour l’avenir de la souveraineté européenne.
«Cette mégatendance étant multisectorielle, elle apporte un certain degré de diversification.»
Constatez-vous désormais un intérêt plus marqué des clients, institutionnels ou privés, pour ce thème ?
Timothée Malphettes - Le covid, la guerre en Ukraine, la séquence du 28 février quand le président Trump humilie le président ukrainien Zelensky dans le bureau ovale et acte la prise de distance des Etats-Unis vis-à-vis de l’Europe ont marqué l’opinion publique. Les épargnants sont extrêmement sensibles à cette thématique et, de façon générale, tous les investisseurs s’intéressent aujourd’hui au sujet de défense. D’autant qu’il existe différents supports en private equity, dette privée ou actions cotées.
Christophe Hautin - Au sein du groupe Allianz, la stratégie que nous gérons sur cette thématique de la souveraineté est distribuée dans nos réseaux propriétaires, donc auprès d’investisseurs particuliers. Et nous constatons un réel appétit pour cette thématique depuis plusieurs mois. Je partage l’idée que cette scène de Zelensky humilié à la Maison-Blanche a été un tournant. Nos investisseurs particuliers nous en parlent encore. Ils ont adhéré au thème et représentent aujourd’hui une très nette majorité du passif de notre fonds. Je suis convaincu de l’existence d’un souhait d’investissement citoyen.
Damien Mariette - En effet, il y a désormais une dimension plus patriotique, car on se rend compte aujourd’hui que l’Europe est un peu plus isolée qu’auparavant. Cependant, il y a un sujet de performance aussi. Les valeurs de la défense ont réalisé un parcours boursier assez incroyable et donc, forcément, elles attirent l’attention des investisseurs. Plusieurs raisons permettent de penser que les clients privés vont adhérer à la thématique : la multiplicité des offres disponibles, le débat autour de ces questions et l’information qui parvient plus facilement au client final ainsi que les performances qui l’aident à prendre sa décision (à noter que les performances passées ne sont pas un indicateur fiable des performances futures). Ce sont tous ces éléments qui font que cette mégatendance, multithématique trouve de l’intérêt auprès des clients, qu’ils soient institutionnels ou particuliers.
Patriotisme et souveraineté européenne sont-ils conciliables ?
Lionel Mestre - En matière de défense, je reste plutôt dubitatif : il s’agit d’une prérogative des Etats, et non de l’Europe, la commission n’ayant, en théorie, aucun pouvoir dans ce domaine. Concernant l’industrie, la France n’a pas attendu 2025 pour engager des coopérations européennes : certaines ont été des succès, d’autres comportent encore des risques identifiés sur certains grands programmes.
Xavier Chapon - Pour revenir sur les investisseurs, en particulier en dette privée ou en private equity, il est intéressant d’observer le positionnement des assureurs et des institutionnels au sens large. Aujourd’hui, sur la partie cotée, l’intérêt de la clientèle privée est bien là, mais, du côté de la clientèle institutionnelle, c’est plus compliqué notamment parce que, sur les critères extra-financiers, elle a toujours du mal à valider le concept de défense. La notion de souveraineté étant plus large, elle est mieux acceptée, mais pour que cette mégatendance perdure, il faut que les institutionnels investissent de façon significative dans tous les secteurs concernés.
C’est, selon moi, le vrai sujet aujourd’hui. Il est compliqué de convaincre les assureurs d’investir dans des produits qui répondent à la problématique de la souveraineté. La réglementation assurantielle les a tellement poussés à être irréprochables sur le plan extra-financier que la notion de performance financière est passée au second plan, pour beaucoup. Pour ceux-là, la dette d’infrastructure peut être une réponse à cette problématique de souveraineté et notamment de souveraineté énergétique et digitale.
Raphaël Thuin - Je partage pleinement l’idée que les investisseurs institutionnels sont l’une des clés du financement de la souveraineté européenne. Jusqu’à récemment, ils étaient largement absents de cette filière, alors même qu’elle recèle un véritable potentiel de performance, en particulier avec une sous-allocation persistante au secteur de la défense pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, on observe un retournement de tendance, qui commence à alimenter les flux vers ces thématiques.
Il faudra toutefois rester attentifs à la capacité des institutionnels à proposer aux épargnants des produits dédiés à la défense, notamment via des unités de compte. Certains assureurs ont été incités par Bercy au printemps dernier à s’engager davantage, et l’on perçoit désormais une évolution positive sur ce sujet. Nous l’avons constaté au printemps lorsque nous avons lancé la première unité de compte au service de la défense et de la sécurité européenne, accessible en assurance vie et en épargne-retraite avec Société Générale Assurances, CNP Assurances et le groupe CARAC. Ce fonds bénéficie d’un engagement initial de 150 M€, investi à parts égales par les trois assureurs partenaires. Cette contribution en capital témoigne de leur volonté commune de soutenir le renforcement des capacités industrielles et technologiques françaises et européennes, dans un contexte marqué par des enjeux croissants, d’autonomie stratégique en matière de défense et de sécurité.
«Notre conviction est claire : il ne peut y avoir d’ESG sans défense.»
Les produits lancés sur ces thématiques de souveraineté et de défense sont bien investis uniquement dans des entreprises européennes ?
Xavier Chapon - Bien entendu, mais ce qui est important, c’est de regarder si les créations d’emplois sont réalisées en Europe ou sur le territoire national. Dès lors qu’elles sont significatives et que la production associée est tournée vers l’Europe ou la France en fonction des thématiques, l’entreprise peut rentrer dans l’univers d’investissement.
Raphaël Thuin - Chez Tikehau Capital, nous avons fait le choix d’adopter une approche résolument européenne.
Louis Albert - Les approches en coté et non coté sont très différentes. En ce qui concerne les actifs cotés, la performance du secteur de la défense a été exceptionnelle et concentrée sur peu d’acteurs. D’où l’intérêt de concevoir des produits dédiés plutôt à la souveraineté pour éviter de devoir investir aux Etats-Unis ou en Asie pour répondre au besoin minimum de diversification, et pour équilibrer un portefeuille en termes de valorisation. En effet, les purs acteurs de la défense ou les sociétés duales – qui ont une part importante du chiffre d’affaires exposée à ce secteur – ont aujourd’hui des valorisations élevées. Elles se justifient par la profondeur des carnets de commandes qui leur confère une bonne visibilité sur leur croissance future. Les flux vont permettre aux leaders de la défense de conserver leurs positions dominantes, d’investir ou de faire de la croissance externe. La poche investissant principalement dans la souveraineté et l’autonomie européenne, elle permet d’avoir en portefeuille des sociétés beaucoup moins chères et souvent moins volatiles. Même si une société peut supporter des multiples élevés, il est important pour nous que la construction du portefeuille soit équilibrée.
Christophe Hautin - C’est dans cette même optique que nous avons conçu également notre stratégie. L’idée n’était pas d’avoir un fonds pur défense, mais une stratégie reposant sur une définition assez large de l’autonomie et de la souveraineté européenne. Pas simplement parce que la souveraineté concerne différents secteurs, mais parce que, du point de vue de la construction d’un portefeuille et de la gestion des risques, cette diversification est très importante pour générer de la performance et donc inciter les investisseurs à choisir notre fonds. Dans notre allocation actuelle, la poche défense reste chère en dépit d’une petite correction cet été, mais elle est contrebalancée par notre exposition aux banques, à la santé ou aux télécommunications, pour avoir un portefeuille qui est relativement équilibré en termes de secteurs, de styles et de pays.
Louis Albert - Il est intéressant de voir d’ailleurs que lorsque cet été la poche défense a corrigé, la poche souveraineté s’est, quant à elle, très bien comportée, car tous les autres secteurs auxquels le fonds est exposé ont bien performé. Et cela pour tous les secteurs auxquels le fonds est exposé se sont bien comportés. Dans le coté, nous avons cette contrainte de cotation quotidienne qui nous oblige à garder une volatilité raisonnable dans le portefeuille. C’est tout à notre avantage de choisir plusieurs secteurs qui offrent un profil rendement/risque différent et ne vont pas réagir de la même manière face à certains évènements.
Raphaël Thuin - Au-delà des enjeux de diversification et de la taille de l’univers d’investissement, le concept d’autonomie stratégique va bien au-delà du seul secteur de la défense. Certes, la défense est aujourd’hui au centre des préoccupations, portée par des catalyseurs majeurs qui ont suscité une prise de conscience aiguë et une mobilisation rapide des budgets, dans une forme d’urgence.
Mais il faut aussi s’interroger sur l’avenir : que se passerait-il si nous perdions l’accès à certaines technologies clés, comme les semi-conducteurs, ou si Taïwan venait à être envahie ? Quelles seraient les conséquences de droits de douane trop élevés, rendant certaines filières industrielles non viables en Europe ? Et si nous étions privés de certaines sources d’énergie ou d’infrastructures stratégiques ? La thématique de la souveraineté dépasse donc largement la seule défense. Elle permet de diversifier les portefeuilles, d’opérer des choix sectoriels et de sélectionner des valeurs, tout en s’exposant à une tendance porteuse pour l’avenir.
Ce large univers d’investissement permettra-t-il d’éviter l’écueil de la gestion thématique ces dernières années. Ne risque-t-on pas, par ailleurs, de vouloir y mettre toute la cote, à quelques exceptions près ?
Timothée Malphettes - Dans notre fonds dédié à la souveraineté, après avoir analysé de façon très granulaire la cote, nous avons fait le choix d’éliminer 50 % des secteurs, ce qui représente environ plus de 60 % des sociétés cotées que nous avons jugées comme non pertinentes au regard de la thématique. Le fonds n’est pas exposé par exemple à l’immobilier, à l’assurance, au luxe, etc. En revanche, les banques font partie de la thématique, car il y a un besoin de financement autonome de notre économie. L’AMF est assez vigilante sur la composition des univers d’investissements afin de s’assurer que ces fonds ne deviennent pas des « souveraineté washing ».
Lionel Mestre - Dans la mesure où il était difficile d’intégrer des entreprises du secteur de la défense dans des fonds LBO généralistes, nous avons choisi de créer un fonds thématique dédié. Pour ce faire, nous avons constitué une équipe d’investissement composée de profils seniors, aux compétences complémentaires dans le domaine de la finance et de la défense. Ce secteur, à la fois très technique et étroitement lié à l’Etat, nécessite d’en avoir une compréhension fine. Ce fonds s’adresse donc à des investisseurs capables d’adhérer pleinement à cette thèse.
Damien Mariette - L’autonomie stratégique relève d’une approche multithématique, à la différence des fonds thématiques qui, effectivement, ont connu par le passé des performances parfois importantes avant de corriger fortement. Il s’agissait souvent de fonds mono sectoriels ou exposés à une poignée de secteurs qui, après l’application de filtres d’exclusion, avaient des univers investissables assez restreints. La thématique de l’autonomie stratégique, en étant exposée à plus de secteurs, en ayant moins de contraintes ESG, permet de construire des portefeuilles beaucoup plus diversifiés, moins concentrés en termes de facteurs de style.
Lionel Mestre - Pour la défense, la logique est similaire. Il n’existe pas à proprement parler d’entreprises de défense, mais plutôt un marché de la défense, adressé par des sociétés qui opèrent parallèlement sur d’autres marchés. Les entreprises que nous avons en portefeuille sont ainsi présentes dans la filière nucléaire, dans certaines technologies de pointe ou encore dans le secteur de la santé.
Damien Mariette - Le secteur de la défense peut connaître des périodes plus ou moins marquées de sous-performance, parce que l’environnement géopolitique se détend ou que la fin d’un conflit se profile… Il peut y avoir également des risques d’exécution : pour l’instant, nous en sommes au stade des annonces de plan, mais il n’y a pas encore vraiment de montée en cadence de cette industrie. Il faudra attendre 2027 pour observer pleinement les effets des annonces européennes de cette année, sans exclure des risques d’exécution. Il ne faut pas oublier que derrière cette industrie se trouvent des hommes à recruter et à former, une chaîne d’approvisionnement à sécuriser et à financer, ainsi qu’une automatisation de certains processus industriels. Il pourrait y avoir des déceptions et, au-delà de la défense, des segments de notre portefeuille qui se comporteront moins bien. Mais il est possible qu’ils soient compensés par d’autres secteurs qui ne seraient pas affectés par les mêmes problématiques.
Lionel Mestre - Pour de nombreuses entreprises de défense, l’augmentation des cadences est déjà une réalité, et certaines entreprises peinent à y faire face. Passer de la petite série à la moyenne série est un exercice complexe, qui nécessite à la fois des investissements et une réorganisation des chaînes de production. Les ruptures liées aux petites séries sont particulièrement difficiles à gérer.
Damien Mariette - Récemment, l’allemand Rheinmetall a inauguré une nouvelle usine de munitions complètement automatisée, un investissement de 500 M€. C’est une première, car, dans l’industrie, la fabrication des munitions se faisait de manière artisanale, en petites séries. On est en train de passer de l’artisanat à l’usine connectée, complètement indépendante et robotisée, qui va permettre des gains de productivité et un accroissement significatif des volumes. Cependant, nous n’en sommes qu’aux prémices de cette industrie, et les besoins d’investissement sont considérables.
Louis Albert - L’exemple de cette usine est intéressant, car il montre bien à quel point la mise en cadence peut être longue. Elle va produire 25 000 obus cette année, 140 000 l’année prochaine et 350 000 en 2027. Dans l’industrie, une nouvelle usine ne tourne pas à plein régime dès la première année.
«Pour que cette mégatendance perdure, il faut que les institutionnels investissent de façon significative.»
Pour s’exposer à la thématique souveraineté, est-il préférable de choisir des fonds cotés multithématiques ? Et pour une meilleure exposition au marché de la défense plutôt des fonds non cotés ? Faut-il mixer coté et non coté ?
Lionel Mestre - Tout dépend de la capacité du client à accepter que son capital reste immobilisé pendant plusieurs années, comme c’est le cas en private equity. Dans un fonds coté, la liquidité est en revanche beaucoup plus facile à gérer.
Raphaël Thuin - En partie seulement… Il est vrai que l’investissement non coté implique généralement un engagement à long terme, avec une liquidité limitée. Toutefois, il existe aujourd’hui des solutions semi-liquides qui permettent d’offrir davantage de flexibilité aux investisseurs. Pour répondre à la question, je considère que les deux approches – coté et non coté – sont à la fois complémentaires et indispensables. D’une part, parce que la filière elle-même se compose d’acteurs cotés et non cotés ; d’autre part, parce qu’il est pertinent de rechercher de la performance sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
Xavier Chapon - Ce qui est intéressant, c’est que, selon les classes d’actifs, on n’adresse pas le même type de sociétés ni les mêmes tailles d’acteurs. Sur le non coté, on peut descendre significativement en termes de chiffres d’affaires et d’EBITDA. Ce sont des sociétés qui ont besoin de financements supplémentaires pour accélérer leur croissance et elles ne les trouvent pas forcément auprès des banques, mais plutôt auprès d’investisseurs en private equity et en dette privée. Sur le coté, l’aspect réindustrialisation européenne comme axe de souveraineté touche de nombreux secteurs.
Raphaël Thuin - L’univers d’investissement est nettement plus vaste dans le non coté. Prenons l’exemple de la cybersécurité, une thématique sur laquelle nous investissons depuis 2019 : il serait impossible de procéder à une sélection de valeurs pertinente en se limitant uniquement à l’univers coté. Le non coté offre une approche beaucoup plus granulaire, permettant d’accéder à des entreprises innovantes et à des segments de marché qui ne sont pas représentés en bourse.
Damien Mariette - En coté ou en non coté, on ne s’expose pas au même niveau de développement des sociétés, et donc pas aux mêmes risques. Dans la cybersécurité, certains acteurs européens sont déjà développés, avec des technologies éprouvées, alors que d’autres vont utiliser de nouveaux types de technologies dont l’adoption reste à démontrer. Nous sommes dans des marchés différents, avec des sociétés de tailles différentes disposant de produits avec des stades de développement plus ou moins avancés.
Que pensez-vous des ETF investis dans le secteur de la défense, qui ont beaucoup collecté ?
Timothée Malphettes - Ces produits ont du succès, car ils répondent à une demande très précise, sur un univers restreint à une vingtaine de titres aujourd’hui. Mais quand on investit dans un ETF dont les sous-jacents sont principalement de gros acteurs de l’industrie, on ne finance pas grand-chose, car ces sociétés-là n’ont pas besoin de fonds propres.
Lionel Mestre - D’un point de vue souverain, le principal avantage que j’y vois est que l’Europe est de nouveau investie au capital de nos grandes entreprises, alors que les gérants avaient longtemps délaissé la défense et laissé les investisseurs étrangers prendre un poids croissant dans le capital de ces sociétés. Cela n’apporte pas directement de financement, mais constitue une manière de se réapproprier nos entreprises.
Raphaël Thuin - L’ETF permet effectivement de s’exposer à une thématique ou à une tendance de marché. En tant que gérants actifs, notre valeur ajoutée réside dans la sélection de valeurs : c’est ce que nous apportons à nos clients. Notre mandat est double : d’une part, offrir une exposition à la mégatendance identifiée ; d’autre part, sélectionner au sein de cet univers les entreprises qui présentent le meilleur couple risque/rendement.
Damien Mariette - La taille de capitalisation est également un élément différenciant entre un ETF et un fonds géré activement. Un ETF va avoir plus de difficultés à aller chercher des sociétés de plus petite taille ou à participer à des introductions en bourse. Or, dans certains secteurs, la défense par exemple, il existe une multitude de petits acteurs.
Christophe Hautin - Les mid & small caps sont un segment de la cote dans lequel on trouve beaucoup d’innovation et de technologie. Pour nous, cela fait sens d’y avoir une exposition comprise entre 10 et 30 % dans un fonds de souveraineté avec un focus technologique. Les moyennes allemandes ont notamment un potentiel lié à la souveraineté européenne et au plan massif allemand de 500 Md€ d’investissements dans la défense et les infrastructures au sens large annoncé récemment.
«L’argument de mégatendance et le caractère fonds de portefeuille de cette thématique devraient convaincre les investisseurs.»
Cette mégatendance adresse des enjeux de long terme. Comment susciter l’adhésion des investisseurs sur la durée également ?
Xavier Chapon - Pour un investisseur en dette privée, qu’il soit institutionnel ou privé, le TRI est un bon argument ainsi que la prime de risque et la diversification associées. Pour les fonds exposés au marché actions, ce sont aussi les objectifs liés à la croissance des sociétés et à l’évolution de leurs marges qui sont attractifs sur le long terme, même s’il faut s’attendre à des épisodes de volatilité. En tant que filiale du Crédit Mutuel Arkéa, qui est la banque des territoires, l’emploi est également un argument que nous mettons en avant pour nos produits. Nous expliquons à nos clients privés comment les entreprises arrivent à développer l’emploi dans les zones dans lesquelles nous nous positionnons.
Lionel Mestre - Pendant la période de levée de fonds, nous avons convaincu nos investisseurs que les performances seraient comparables à celles observées dans d’autres secteurs du private equity, plutôt orienté LBO. Cette projection repose sur les perspectives de croissance et sur la sélection de sociétés pour lesquelles les CAPEX restent modérés, indépendamment des niveaux de marges. Les souscripteurs évaluent la performance attendue, la stabilité de l’équipe de gestion et les perspectives du marché.
Raphaël Thuin - La souveraineté et la défense constituent aujourd’hui une véritable mégatendance, à laquelle il est essentiel d’être exposé, tout comme à la décarbonation, à la technologie ou à l’intelligence artificielle. Ce sont des thématiques incontournables dans la construction d’un portefeuille, indépendantes des cycles économiques et des performances à court terme.
Il suffit d’ouvrir un journal chaque jour pour trouver un nouvel argument en faveur de cette thématique : l’actualité confirme constamment sa pertinence. Cela facilite la sensibilisation des clients et leur adhésion à l’idée d’investir dans la souveraineté. Par ailleurs, les performances enregistrées ces dernières années ont été au rendez-vous, pour la plus grande satisfaction des investisseurs.
La combinaison de ces facteurs rend ces produits particulièrement attractifs : ils ont du sens dans une allocation de long terme et répondent aux enjeux actuels et futurs.
Timothée Malphettes - Cette mégatendance étant multisectorielle, elle apporte aussi aux investisseurs un certain degré de diversification.
Christophe Hautin - L’effet performance va être la clé du succès de ces fonds. Jusqu’à présent, nous avons eu la chance d’avoir de très belles performances, notamment portées par le secteur de la défense. Dans la mesure où la thématique est plus large, c’est la pérennité des performances qui pourra convaincre les clients de rester investis dans les fonds d’actions cotées. La thématique parle déjà beaucoup aux clients existants ou aux potentiels.
Louis Albert - L’argument de mégatendance et le caractère fonds de portefeuille de cette thématique devraient convaincre en effet les investisseurs de moyen/long terme. La thématique commence à sortir doucement de sa dimension spéculative.
Damien Mariette - L’essentiel est de disposer d’une stratégie claire et lisible afin que le client comprenne dans quoi il va investir. La thématique est multisectorielle et elle bénéficie d’un accompagnement des pouvoirs publics sur le long terme pour réindustrialiser et remilitariser l’Europe, pour investir dans les nouvelles technologies. Le sujet technologique est clé : il va falloir investir significativement pour être capable d’être compétitif vis-à-vis des Américains et des Chinois. Et, bien entendu, il faudra que les performances soient au rendez-vous, même si cela est vrai pour l’ensemble des produits.
«La question technologique est vraiment au cœur des questions de souveraineté actuelle et future.»
Au-delà de la clientèle française, constatez-vous le même intérêt de clients européens, voire internationaux, pour ces fonds investis uniquement dans des entreprises européennes ?
Raphaël Thuin - Les clients, quelle que soit leur nationalité, recherchent avant tout de la performance. Ils perçoivent clairement qu’un mouvement de déploiement de capitaux d’une ampleur inédite est en train de se mettre en place, ce qui, par effet de ruissellement, bénéficiera aux entreprises concernées et soutiendra leurs performances.
Cette prise de conscience est bien réelle à l’échelle européenne, mais elle dépasse également nos frontières : il s’agit d’une dynamique globale qui attire l’attention des investisseurs du monde entier.
Christophe Hautin - J’ai été positivement surpris des marques d’intérêt de clients asiatiques – Thaïlande, Japon, etc. – pour une thématique de souveraineté européenne sur les actions exclusivement européennes. Au niveau européen, l’intérêt est bien réel en France et en Allemagne, notamment depuis l’annonce du plan allemand de 500 Md€, et dans le Benelux. Il est moins marqué en Espagne ou en Italie, où les questions géopolitiques n’ont peut-être pas la même importance.
Damien Mariette - De notre côté, nous avons des marques d’intérêt multiples forcément en provenance des pays proches du conflit comme la Pologne ou la République tchèque. Mais nous en avons aussi en provenance du Portugal ou encore de l’Espagne, où le sujet de la défense a fait l’actualité, notamment avec le sommet de l’OTAN. Au-delà des frontières de l’Europe, les investisseurs internationaux s’intéressent également à cette thématique. Après une longue période de désaffection, les investisseurs étrangers ont le sentiment qu’une nouvelle locomotive se met en marche et que la région s’organise.
Timothée Malphettes - En effet, une étude de Bank of America, publiée en juillet dernier, indiquait que 41 % des gérants surpondéraient l’Europe, ce qui est le niveau le plus élevé depuis cinq ans. Les investisseurs internationaux constatent que l’Europe se réveille enfin !
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